Il importe, ici, que je sois bien clair dès le départ :
Un : je nai jamais vu de soucoupe volante, ni aucune autre sorte de vaisselle non identifiée.
Deux : à ce jour, je nai été témoin daucune apparition susceptible de me faire passer pour un frapadingue ou un mystique. Cela aurait pu être intéressant, mais je nai vu ni le monstre du Loch Ness, ni Elvis Presley le jour où il fait ses courses incognito au supermarché local, ni la Vierge Marie juchée en manteau bleu sur un grand nuage blanc ce dernier point étant logique, la Dame réservant la quasi-totalité de ses apparitions à des jeunes filles vierges, farouches et portant lourds sabots de bois (il est rare quelle se montre à de vieux dégueulasses en tongs, proches de landropause, et qui en plus ont le nez qui coule gravement. comme c'est mon cas)
Trois : Je jure navoir jamais consommé de champignons hallucinogènes, sous quelque forme que ce soit. Ma seule expérience dune substance un tant soit peu nocive, cest quelques grammes de mort au rat ingurgités à lâge de trois ans, histoire de jouer à pin-pon tuyau.
Je pourrais continuer ainsi jusquà sept ou huit, mais préférant vous épargner une fastidieuse et pénible énumération, jen viens directement au point sur lequel je souhaite attirer votre attention : je suis un type terre à terre qui ne croit pas au paranormal.
Et cependant
Et pourtant
Jai bien eu, un jour, une vision. Plus exactement, une prémonition. Je me trouvais en un point précis, dans une situation donnée, et lespace dune seconde jai réellement vu comment les choses allaient tourner si je ne faisais pas attention. Quand je dis que jai vu, je veux vraiment dire que jai vu. Avec une soudaineté, une acuité de détails, lune et lautre saisissantes. Une image très précise, accompagnée dune sensation de glaçon froid dans mon dos, et je ne disposais seulement quelques dizaines de secondes pour réagir. Fucking short time.
Cette histoire, je lavais presque complètement oubliée jusquà ce matin. Ce qui ma fait y repenser brusquement après toutes ces années, cest le commentaire de Violettine sur Sherlock Holmes. Ce soir-là, il y maintenant plus de 25 ans, mes amis André, Françoise et moi avions en effet prévu de regarder à la télévision le beau et cruel film de Billy Wilder justement consacré à la vie privée du célèbre détective je vous le recommande dailleurs vivement, entre autres pour la scène de lombrelle.
Cétait donc un dimanche, en 1982. Un des tout premiers dimanche du printemps mi-avril, sans doute, et si vous voulez tout savoir, le ciel était gris bleu un peu plus gris que bleu, mais bleu un peu aussi, et je trouvais ça épatant parce que le bleu trop bleu, sans nuances, ça fait un peu couleur sortie dun tube. Accessoirement, je veux bien vous dire aussi quil commençait à faire doux. Vous savez bien : ce moment de lannée où on se trouve entre deux peaux, et je veux bien ajouter en plus que franchement tout me plaisait bien à cette époque-là, parce que javais vingt ans et limpression dêtre balaise qui va avec. Tout sentait le neuf.
Pour la petite histoire il y avait juste six mois que je venais de rentrer en fac. Françoise et André étaient mes tout premiers vrais amis. Je me rappelle quà lépoque André avait une vieille Simca 1100 verte, pourrie, mais qui roulait bien parce quAndré est quelquun qui sait parler à un moteur. Ce jour-là, tous les deux, ils mavaient fait la gentille surprise de passer me voir chez mes parents, sur la côte. Généralement, cétait là que je passais tous mes week-ends, et ces fins de semaines iodées duraient jusquau dimanche soir, où je prenais place ponctuellement dans le train de 19heures 5 à destination de Nantes. Si ça ne vous fait pas trop long comme préambule, figurez-vous quen sortant de la gare javais lhabitude de marrêter dans une petite épicerie yougoslave située derrière Waldeck-Rousseau, un endroit pas cher du tout et un peu planqué. Pour le reste, jhabitais une grande chambre détudiant peinte en orange vif archi criard, dont lunique fenêtre donnait sur lescalier un peu trop monumental du Muséum dhistoire Naturelle. En tendant un peu le cou, jarrivais même à voir un peu de la section égyptienne et du terrarium ; les momies et les boas ne sont pas des voisins dérangeants.
Il faisait beau, je lai déjà dit. Plutôt que de venir en voiture, mes amis avaient fait le trajet en moto et un détail sans importance parmi dautres est quAndré avait eu lidée de mapprendre à conduire son engin sur les dunes à côté des bunkers allemands. Françoise avait un peu de vert dans les cheveux, parce quils avaient repeint les portes chez eux la veille. Ils habitaient un petit deux pièces mansardé rue des Hauts Pavés, au dessus de lappartement de Madame Pic qui était un peu alcoolique. Aux vacances de Pâques, ils avaient lintention de récupérer de vieux meubles qui se trouvaient dans une cave, chez les grands-parents dAndré, et puisque cétait un après-midi agréable, est-ce que je ne voulais pas venir passer la soirée chez eux il y aurait sûrement quelque chose de bon à manger, du vin en quantité décente et qui sait même peut-être un bon film à se mettre sous la dent ?
Juste au moment où nous sortions des dunes, la moto est tombée en panne. Pas une panne majeure, mais une panne gênante tout de même, et ce quAndré était capable daffirmer cétait que jamais elle ne supporterait le poids de deux personnes sur 70 kilomètres, jusquà Nantes. Concrètement, il lui fallait donc rentrer seul, à vitesse réduite. Françoise et moi, il ne nous restait plus quà prendre le bus jusquà la gare de Saint-Nazaire, puis le fameux train de 19heures 5 dans lequel javais toujours jusque là voyagé seul - soit en lisant, soit en memmerdant passablement, soit les deux à la fois de façon concomitante.
Un petit ennui supplémentaire était que la panne nous avait un peu retardés. De peu, à peine une poignée de minutes, mais le bus ne nous avait néanmoins pas attendus et, un dimanche, il fallait compter avec au moins une heure dattente jusquau suivant, ce qui ne nous disait rien parce que larrêt dautocar était une de ces vieilles constructions en béton jaune à laquelle se trouvait adossée une rangée durinoirs vénérables et que tout cela sentait considérablement la pisse. Avec un peu de chance, en autostop
Françoise ny croyait pas trop. Moi, si. Je me rappelle dailleurs parfaitement lui avoir dit que la première voiture qui passerait sarrêterait pour nous. Javance parfois des trucs à la légère, avec ma grande gueule, mais cette fois-là je ne métais pas trompé et jai même fait celui qui nétait pas surpris du tout en voyant trente secondes plus tard le véhicule sarrêter à notre niveau. Cétait une R12 bleu clair, quelque chose dans ce genre-là. Quelque chose qui passait par là, le nez un peu bas, et je ne sais pas à quoi au juste je dois davoir immédiatement pressenti que dans cette chose-là, qui passait par là, il y avait quelque chose qui risquait de sentir très fort la merde.
Je lai senti aussitôt, en deux secondes, dix au grand maximum mais par chance javais encore plus ou moins à lépoque un physique de grand garçon un peu distrait, lair dans les nuages, dans la lune un truc dont je ne peux plus jouer aujourdhui. Françoise ? Elle ne voyait rien car elle ne connaissait pas lendroit où nous nous trouvions. Je ne lai pas encore dit, mais Françoise était une fille terriblement sexy, avec un petit nez adorable et quun rien habillait.
Ils étaient deux types à lavant de la voiture, la trentaine avec une barbe de deux jours, lun et lautre. Ils navaient rien dantipathique : peut-être juste un air moyennement frais comme deux larrons fatigués à la fin dun week-end intense. Je nen étais pas certain, mais jaurais presque juré que la voiture avait ralenti un très court instant en nous apercevant, bien avant quil soit nécessaire de le faire, comme si elle prenait le temps de la réflexion, après quoi elle avait ensuite de nouveau repris un peu de vitesse pour venir jusque nous. Lautostop, sincèrement, jen avais déjà quelques centaines de kilomètres derrière moi, de nuit comme de jour, par beau temps ou sous la pluie. Des automobilistes baissant leur fenêtre pour me demander où jallais, jen avais déjà vu quelques uns et, dans ces deux visages-là, il y avait quelque chose que je navais encore jamais observé, une chose sur laquelle je narrivais pas à mettre de nom, pas celui de ruse en tout cas, parce quil y avait, avant tout, cela : le soulagement davoir trouvé un véhicule en si peu de temps.
Et oui : cétait bien cela le plus important. La chance, le culot, la charcuterie auvergnate qui nous attendait le soir. Et le bon vin que nous allions boire en arrivant. Peu importe finalement si la voiture avait le nez bas. Peu importait quelle sente la sueur, la moquette rance, le fauteuil moisi et le vieux cendrier. Et peu importait aussi quune seule des deux portières arrières fonctionne. Nous avions dû entrer par celle de droite, Françoise en premier, le conducteur nous ayant indiqué que celle située derrière lui ne souvrait que de lintérieur, quand elle était décidée à s'ouvrir. Et puis, sincèrement, ils sétaient montrés bien arrangeants. Le train que nous ne voulions pas louper, évidemment que nous allions lavoir. Ils sétaient spontanément proposé de prendre le trajet le plus direct pour que nous arrivions à temps.
Mais cétait tout de même une voiture qui avait nettement le nez bas. Qui pour tout dire roulait assez mollement sur une route dégagée, laquelle nallait pas franchement dans la direction de la gare, mais semblait vouloir décidée à nous en éloigner. Et pendant que les deux hommes parlaient des beaux jours qui venaient tout en échangeant des signes et des regards, ce que je voyais arriver, ce nétaient pas les abords de la ville mais peu à peu le début inquiétant de la campagne et des lugubres arbres déjà verdoyants.
Je jure que cela sest passé comme au cinéma. Un flash intense. Jai dû cligner des yeux, avoir lair vaguement stupide et absorbé. Dans ma vision et ce que jai vu, je l'ai vu aussi distinctement que je vois en ce moment devant moi un tube de colle et une calculatrice de marque Citizen, rouge - la voiture était arrêtée sur le bas-côté de la route. Je descendais en premier, après quoi deux bras musclés sabattaient brutalement sur Françoise et la retenaient pendant que le chauffeur donnait un grand coup daccélérateur. Généralement épargné par la paranoïa, je nai pas douté un instant de ce qui se tramait dans la bagnole. Françoise sest montrée un peu surprise lorsque je lai embrassée doucement deux centimètres à côté de loreille, tout en lui murmurant que nous allions dégager de cette caisse pourrie au plus vite et quelle devait impérativement sortir de son côté et avant moi, quoi quelle entende, quoi quon lui dise. Je ne sais plus quel bobard jai servi au conducteur. Sans doute ai-je dit que finalement je métais trompé dans lhoraire du train et que nous lavions loupé, de toute façon, et le plus simple était que nous descendions de voiture maintenant. Ce que nous avons réussi à faire. Jai senti les battements de mon cur ralentir lorsque la voiture a disparu de notre champ de vision.
Evidemment, jai dû expliquer à Françoise pourquoi javais agi de la sorte. Elle ne pouvait savoir que la route que nous avions prise nétait pas la bonne - je te jure quils tauraient retenue et que tu aurais passé un sale quart dheure, ai-je répété deux fois. Elle ne savait pas quoi penser et je la comprends. Nous avons marché cinq-cents mètres pour rattraper la rocade. Nous avons un peu ri, recommencé à faire de lautostop, et nous lavons revu arriver, la même R12 bleu clair. Elle roulait vite cette fois, et il a fallu un gros freinage pour quelle simmobilise à notre niveau. Françoise ne riait plus du tout lorsquelle a vu la vitre sabaisser. Son expression sest ensuite carrément figée lorsque les deux renards se sont mis à lui sourire de toutes leurs rangées de canines. Ils avaient lun et lautre des petits yeux vicieux et dépités. Je crois que cest le passager qui a parlé : Mademoiselle, vous ne voulez vraiment pas quon vous dépose quelque part ? Deux secondes plus tard ils avaient déjà disparu, dans leur putain de voiture qui avait décidément le nez bas.
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