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L'alcool est une histoire qui dure longtemps, même si on court avec des ciseaux par Tcherenkov

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C'est une histoire vraie, et comme toutes les histoires vraies, on n'est pas obligé de se les farcir. On a souvent bien assez à faire avec ses propres vérités pour pas, en plus, se coltiner celles du voisin, surtout quand elles s'étirent sur toute la longueur du couloir. Maintenant, si on a du temps et peut être quelques problèmes insolubles à régler, alors on peut se distraire en traversant cet hiver là. L'hiver était fini. Les vieux en sortaient non sans fierté, il fallait faire preuve de résistance pour aller au bout de ce désert blanc. Cette année là on n'était pas vieux, on n'était pas malade, on était juste empêtrés dans des problèmes psychologiques typiquement occidentaux, on avait suffisamment de tout pour vivre royalement, mais on était incapable de porter la couronne dignement, il fallait qu'à l'opulence on réponde d'une manière ou d'une autre par la culpabilité. Voilà planté le décor particulier d'une espèce de dramaturgie, dans un film on aurait un plan très large sur un paysage de montagne, puis un zoom lent et sûr nous emmènerait dans une vieille ferme aux murs et aux silences épais. L’hiver était presque fini. A cette altitude, 1100 mètres, c'est pas le Kilimandjaro mais on a quand même les neiges, et lire Hemingway ou Rick Bass, ici, c'est comme faire à manger dans une cuisine : ça va de soi. Fiers d'avoir traversé six mois de neige sans se laisser grignoter par la peur d’en mourir, se laisser avachir dans cette idée là comme dans un édredon, on plongeait dans les beaux jours et c'était si doux que certains en mouraient quand même aux premières fleurs, c'est comme si le courage fondait avec les derniers restes de neige. Dedans on était comme une pauvre flaque sale et sous le grand ciel bleu, les femmes primevères dépliaient leurs soupirs en souriant à cette lumière ouate qui leur froissait les yeux pour pas qu'on voie toute ce qu'elles avaient pleuré durant l'hiver ; nous voilà chez Princesse Allumette. L'hiver était fini mais les congères qui bordaient son coeur semblaient n'avoir jamais connu aucune saison propice au dégel. Princesse Allumette frappait contre les murs et j'espérais en silence qu'ils s'écroulent, qu'on perde tout d'un seul coup, qu'on aille au fond des choses. Quinze ans, seize ans, dix neuf ans, vingt ans, vingt cinq ans. Vingt cinq ans, cet hiver finissant, ça n'arrête plus. Bière vodka vinasse. Princesse Allumette boit. Dehors la neige partout, à perte de vue : l'impuissance des forêts. Princesse Allumette est une vive morte, coincée comme un poisson dans une flaque de neige fondue, boueuse, que des sapins alourdis de silence et de gel gardent jalousement dans l'ombre. Lovée dans les bras d'une mère coquille elle tête le goulot du malheur. Inertie existentielle, alcoolisée, désorganisée, seul endroit habitable: l'impuissance des forêts. Lorsque je te disais qu'entre nous ça fonctionnerait jusqu'à ce que tu chopes une ligne d'horizon à laquelle accrocher des bras menus et te balancer tranquille, tu répondais : - Je ne veux pas rester dans ton ventre Tu disais ça les lendemains de biture en te penchant sur ton corps, ton corps entier comme un cordon tendu entre le monde et cet obstacle majeur et indispensable : moi entre les deux. Au grenier j'avais trouvé une statuette en plâtre. Saint Joseph portait un enfant dans ses bras, cet enfant ça m'avait bouleversée, pourtant il avait perdu son nez, à la place c'était juste du plâtre et on pouvait vraiment pas croire à un truc pareil, c'était ridicule, je pensais qu'il ne fallait pas céder à tout ce qu'on m'avait appris : à genoux, la soumission, le pardon, la représentation du pouvoir des icônes, et vas y que je te remercie le ciel, tu pourrais être née au Biafra. On racontait que la prière avait accompli des miracles. Devant saint joseph j'alignais des injures, oh pas grand chose, du genre bordel de bordel de bordel, j'attendais que ça marche, ce n'est pas que j'y croyais vraiment, c'est simplement que ça procure parfois une espèce de détente intérieure, c'est décevant et rassurant, c'est comme l'ail sur les portes pour éviter les sussions vampiriques, c'est toujours des trucs mais on perd rien à essayer. Saint joseph, son enfant amputé du nez et moi on s'est mis à trois pour tenter de sauver Princesse Allumette, je ne pouvais rien dire d'autre que ça : bordel fais quelque chose, j'étais totalement immergée dans la littérature américaine, les grands espaces, les chasseurs de grizzlis. Dans leurs romans, à chaque fois qu'ils se heurtaient à un problème sérieux, des héros de troisième plan juraient comme des charretiers et ça finissait toujours bien. La littérature a tout influencé dans ma vie et c'est dans les histoires les moins plausibles que j'ai trouvé presque toutes les solutions aux problèmes que je rencontrais. Mais celui là était de taille. Il fallait repérer les démons cachés je ne sais où dans le corps de Princesse Allumette, les extirper, les plaquer contre les murs de la grande raison et les descendre comme de vulgaires violeurs d'enfants ou de tueurs en série, exécution sommaire. Pan t'es mort. J'ai pensé que Saint Joseph était peut-être poète, alors j'ai adouci mes propos. J'ai recopié des bouts d'évangiles, chasse en elle les ombres sur son âme, adoucit ses plaies, balaie ses peurs, distille l'amour dans ses veines qu'elle puisse un jour cueillir les fruits d'une félicité retrouvée, c'était pas de moi, ça ne pouvait pas être de moi un truc pareil, aussi mièvre, aussi sirupeux, de quoi vous rendre le coeur mauvais, mais c'était tout à fait ce que je voulais pour elle. Au fond ça ne coûtait rien, je parle pas d'argent, je parle de risque mental, ça ne coûtait rien d'implorer un morceau de plâtre, c'est pour ça qu'il y a tant de gens qui prient dans les pays pauvres, et c'est pour ça aussi que la richesse ça rend le truc sans intérêt, justement parce que ça coûte pas un rond et que ça va à l'inverse du principe de guérison par la valeur de ce qu'on donne en échange au psychanalyste, à l'avocat, à l'esthéticienne, au coiffeur. Quand je parle du risque mental, ce que je veux dire c'est que les petites mises en scène qu'on s'invente, comme celle là, s'agenouiller devant une représentation en plâtre ça ne fait pas forcément basculer du côté de la folie, je gardais la main mise sur mes actes, je mesurais tout, il fallait à la fois rester lucide et croire au miracle, rester entre les deux sans balancer trop d'un côté ou de l'autre. Mais vous me direz que c'est un peu comme tout, le poids des expériences et des caractères étant infinis, la mesure reste toute relative. Puis les évangiles m'ont saoulée, alors j'ai écrit des voeux sur des morceaux de papier que j'accrochais sur des fils avec des pinces à linge, un peu comme les drapeaux de prières qu'on voit au Tibet, je me disais que l'Invisible était peut être totalement miro et qu'il valait mieux multiplier les signes et les écrire en gros caractères. Je n'étais pas la seule à espérer. Elle aussi, princesse déchue par l'alcool et par le suicide d'un père qui lui apprit, de la manière la plus brutale et la plus agressive qui soit, qu'on pouvait choisir de mourir à n'importe quel moment de la vie, sans rien demander à personne et surtout en laissant tout traîner derrière soi, douleur, abandon, et j'en passe - elle aussi agissait au sortir des nuits blanches et noires. Hôpital de jour, traitements, cures, traitements, hôpital de jour, traitements, arrêts, déserts, on recommence, hôpital de jour, traitements, on arrête, on n'en peux plus, on recommence. La princesse avait du ressort, de la hargne, une résistance que je n'avais pas. Sa résistance, c'était comme un gisement de pureté qu'on aurait pas encore découvert au fond de son monde. ça nécessitait des outils particuliers pour forer l'intérieur de cette dentelle de délicatesse qu'elle déployait lorsqu'elle déambulait dans la vie. Dans mon bureau où les poèmes accrochés sur les fils attendent une réponse, mon avenir s'est arrêté. Plus de projets, ancrée, encrée, incréée, resserrée dans l'étau du coeur, engluée dans l'affectif. Sur le fil déglingué de son temps je cherche l'inaccessible cohérence. Quelqu'un m'avait dit un jour : lorsque j'entends le mot liaison j'entends lésion. J'étais la liaison et la lésion. Un poison indispensable. Lorsque Princesse Allumette me regardait, je voyais sur ses yeux noirs, si grands, si profonds, je voyais comme sur un écran cet immense malheur des Princesse Allumette qui voudraient tant répondre aux exigences des mères qui disent sans cesse ne souhaiter qu'une chose : que les princesses ne manquent jamais de rien, qu'elles aient tout pour être heureuses, et dans la même séquence je voyais aussi les dégâts causés par tant d'exigences. Quand on ne sait pas s'en servir, l'amour ça peut ressemble aux marais poitevins, je n'y suis jamais allée, mais je vois bien cette image là, d'enlisement lent. *** On butait maintenant sur un été qui ne voulait pas venir, le printemps était passé sans qu'on s'en rende compte, aucun arbre fruitier n'était là pour nous faire le coup de la promesse des premiers fruits et les sapins ployaient encore sous l'assaut des dernières neiges, lourdes, mouillées et grises. Des amies lui ont proposé de partir vivre sur une île de l'Océan Indien. C'était deux soeurs, elles étaient belles, libres, aventureuses, elles voulaient partir loin vivre leur vie, elles voulaient emporter la princesse dans leurs valises, elles disaient que c'était pas possible de sortir vivant d'un enfer pareil : l'isolement, les grandes maisons d'hiver sombres, les murs épais, les forêts. Elle a dit d'accord, je pars. J'étais vraiment heureuse ce jour là, c'est terrible d'être ainsi soulagée de l'absence de son enfant, on n'imagine pas, c'est un bonheur totalement désespéré. Elle devait vivre sa vie loin de moi, elle avait dit ça et j'avais répondu : c'est bien comme ça qu'on doit comprendre l'existence en général, on se comprend, enfin. Elle est partie et aussitôt je l'ai aimée de ce détestable amour sentimental et lointain. Les semaines qui ont suivi, je n'ai vécu qu'au son de sa voix. Si elle était claire je pouvais aller jusqu'au bout du jour d'un seul trait et la nuit je dormais. Si elle était barbouillée et noire alors je sortais toutes mes panoplies, saint Joseph mais pas que ça, il y avait des heures sur des chemins de forêt, des heures à aller vers, des heures et des heures enfoncées dans la neige, dans les bois, à tracer. Ecrire était devenu impossible. C'est comme si chaque mot était foudroyé par les éclairs d'un orage qui s'était posé jusqu'au dessus du toit, à demeure. Je m'attachais à ma table de travail avec des menottes de nerfs, tu vas rester là tu vas écrire, mais toujours la feuille sèche, blanche, blanche et sèche boule de papier, boule de nerf, chagrin à vif, blanc et sec. Je me cherchais là où je m'étais laissée. Je me disais : ce chemin là c'est le tien, t'as pas à le perdre, et pourtant quand tu te retournes - la crise c'est souvent à ce moment là, quand on se retourne - tu ne vois plus rien du chemin, juste quelque chose de mal entretenu, pas désherbé, des orties, des ronces, tu voudrais bien retourner dessus, voir où l'état de jachère a commencé, à quelle bifurcation tu t'es plantée, quel croisement tu as raté pour en arriver là : une fille allumette, un pendu dans une cave, et rien de construit nulle part, rien de tangible, que du volatile, de l'aérien, du vent. C'est ça la crise, c'est laisser se distiller l'échec, le plantage, parce qu'au fond on peut toujours parler des choses de manière différente, tu pourrais dire la réussite, justement, c'est ce que je suis en train de faire, faire fonctionner la machine à produire, tracer de tous les côtés, ouvrir des portes, des fenêtres, faire entrer l'espace, et peu importe que tout ça se referme chaque jour, que tu aies la sensation d'une discontinuité permanente, que rien ne soit aligné ni derrière ni devant, la crise c'est toujours une bifurcation, alors tu la prends, l'essentiel c'est d'être en chemin. Elle loin, je me suis mise peu à peu à ressembler à un être social, je veux dire une femme qui peut parler aux autres de ses enfants. On parle des bébés lorsqu'on en a, puis des adolescents qu'ils sont devenus, on en parle toute la vie de ses enfants, même lorsqu'ils sont devenus vieux, cons, bedonnants, retraités. Tant qu'on est vivants on parle des enfants. Alors que deviennent vos enfants, font science pot ? préparent un BTS ? le dernier vous cause des soucis ? Ah bon ? il a raté l'agreg ? trois fois ? c'est dur, c'est dur. La mienne ? elle fricotte avec les étoiles, elle gigote contre la mort, dingues les forces de cet enfant, d'accord c'est pas l'agreg mais bon, c'est fort quand même d'avoir vingt ans et de vouloir vivre parce que vous comprenez, vous comprenez, vous comprenez ? Non, il est impossible d'entretenir aucune conversation avec des maux pareils, ça gêne aux entournures, ça me gêne moi la première, rien à voir avec un quelconque sentiment de honte, alors là non, c'est l'exposition sous la lampe du bavardage futil des profondeurs sombres qui me gêne d'une manière générale, même si après tout on peut bien parler de tout. C'est l'impudeur. C'est comme parler de la sexualité, c'est comme si tu disais que tu as envie de faire l'amour devant dix personnes ou quelque chose de cet ordre, ça heurte vraiment tout, ça dessine des mouches qui volent et on entend plus que ça, on voit les bouches pétrifiées dans des oh muets, on voit les gens se gratter, les yeux baissés sur leur froc, espérant en silence que lorsqu'ils les relèveront vous aurez réglé votre problème. Non, ce n'est pas une solution. Mais on peut mentir, alors je dis : ma fille, elle est partie dans l'Océan Indien. L'Océan Indien ne me sauve de rien, mais il sauve quelques conversations, c'est déjà ça. Elle est partie dans l'Océan Indien, ça veut dire qu'elle voyage, que ça forme la jeunesse, partir dans l'Océan Indien ça fait rêver tous les jeunes, elle en a de la chance. Avant, les jeunes partaient en Inde, maintenant ils vont aux Antilles, en Australie, ils vont dans l'Océan Indien, mais au moins ils vont, allez. L'Océan Indien dure un an et demi. Il dure six mois de silence. Je ne vois rien, je n'entends rien et c'est bien mieux, j'ai compris l'histoire de l'autruche, ça me convient. Six mois de biture, je ne sais rien. Je vis, je travaille, j'écris, les enfants c'est de l'histoire ancienne. Mais quand même. Petite fille aux bras allumette, pensées girouette, mollesse de l'amour. J’ai beau dire et beau faire, je sais ce qu'elle fait, même si aucun signe ne vient de nulle part. Etre mère c'est savoir même ce qu'on veut pas, c'est avoir l'oreille à l'écoute de tous les silences. L'ouïe maternelle est d'une finesse inégalable. Je sais toujours lorsqu'elle se ment à elle même, la plupart du temps je le sais même avant elle. On sait les choses, même à neuf mille kilomètres. Vingt mille, quarante mille, des milliers d'années lumière : ce savoir là ignore la distance. Je sais également que L'Océan Indien c'est beau d'une beauté qui n'empêche pas de mourir ou de sombrer, qu'aucun endroit au monde ne peut changer le court profond des choses qui doivent arriver, je n'ai jamais cru à la fuite géographique même si j'ai passé une grande partie de ma vie à faire les cartons. J'en sais des trucs, j'en sais et pourtant ça ne sert à rien. Mon doigt traverse la carte du monde, je vais jusqu'à l'Océan Indien, et sur l'île où je sais qu'elle fume du zamal, qu'elle boit des bières infectes et chaudes, qu'elle se raconte des tas d'histoires, des faux rêves, des faux projets, des formations qui n'arrivent jamais, qu'elle va travailler qu'elle va, qu'elle va, je m'arrête. Six mois de silence, je l'appelle. Entre nous les barreaux se reconstruisent aussitôt et je sais dans le même temps que je me plante encore, à chaque fois que je veux jeter un pont je creuse un gouffre. Mon inquiétude ne fait que rendre la situation encore plus complexe. Plus personne n'y comprend rien. Le silence à nouveau. Je me dis : ce qu'il y a de bien avec l'Océan Indien c'est que je ne risque pas de l'entendre tituber la nuit, je ne risque pas de l'entendre s'approcher de moi, la bouche chargée de vinasse puante me dire je me casse, je me casse, je me casse. Je suis bien contente. Une distance pareille c'est inespéré. On va pouvoir vivre avec ça entre nous. Le silence dure et on a presque l'impression que ça peut durer très longtemps et qu'on s'en contentera. Et puis un jour j'apprends qu'elle est entrée à l'hôpital psychiatrique, sur cette île de l'Océan Indien. L'hôpital dure cinq mois, piqûres de vallium, sa tête contre les murs. Les malades, les dingues, les fragiles. Aucune autorisation pour la joindre. Et puis un jour elle sort et elle dit : voilà, c'est fini, je crois que c'est fini. Ce serait bien, disent les psy, ce serait bien que vous soyez là à sa sortie, ça l'aiderait. Non, ça ne l'aidera pas, mais personne ne le sait encore et surtout pas moi, personne ne sait jamais rien. On fait tous semblant d'y croire et heureusement. Lyon - Saint Denis de la Réunion, le Soudan, Adis Abeba, l'Ethiopie, des milliers de kilomètres de terres craquelées par le malheur. Sous le volcán je pensé à Malcolm Lowry, no sin puede vivir sin amour. A l'aéroport elle est là, debout, à peine quarante kilos, une robe violette à bretelles, la peau qui brille sous l'assaut des médicaments. Je la serre, je l'enrobe, je la serre, je tiens un fil dans ma main. La réunion : une île à l'image de Princesse Allumette : malmenée par la modernité, brinquebalée entre les regrets d'un paradis perdu à tout jamais et le rêve pour chacun ici de posséder une grosse voiture, une grosse maison, une grosse bite, beaucoup d'argent, cette île est humaine, affreuse et démoniaque. Je cherche où se cachent les démons que Princesse Allumette dit s'agiter en elle. Princesse Allumette et les îles partagent ensemble quelques points communs : angoissée par leur avenir, nostalgique d'un passé jamais vécu, pressentant un possible abandon, réclamant une assistance permanente, désireuse de liens forts, chauds, mais toujours prêts à les rompre. Je reste quinze jours et puis je m'en vais. Elle ne veut pas rentrer, pas retourner dans les forêts. Elle dit qu'elle veut essayer encore, rester, essayer d'être sans moi. Je dis d'accord. Deux mois plus tard, elle revient. Les danses macabres reprennent. Je me défais, je ne résiste plus à rien, au fond je veux bien mourir. Saint Joseph, Dieu, Nietzsche, le néant, l'éternité, partout on se fout de moi. Incapable de regarder les gens droit dans les yeux je ne sors plus. Je ne veux plus rien savoir du monde, lorsque je sors je marche les yeux rivés sur les bouts de mes chaussures. Je me dis que je suis en guerre. Que ça ressemble à ça, quelqu'un qui est en guerre, un pays qui se dévaste, ta ligne de front, au bord de laquelle tu prépares la bombe qu'il va falloir envoyer, soit du côté de la vie, soit de l'autre côté. Lorsqu'elle ne tient pas debout et qu'elle vient déposer dans un rire sardonique sa folie devant ma porte, je lui dis maintenant tu arrêtes, tu arrêtes, tu arrêtes, je la secoue, on la passe sous la douche froide, je la serre dans mes bras, et je lui dis c'est fini, c'est fini, tout va passer, tu vas voir, on va s'en sortir. On va s'en sortir. *** Dix ans ont passé. Il a fallu briser des habitudes, quitter les forêts, la vie sauvage, s'inventer des avenirs, il a fallu creuser des routes, planter des panneaux avec des noms de villes qui évoquent des possibilités et pas seulement des rêves. Paris. Les hôpitaux, les médecins, les alcoologues, les cures : les nouvelles dépendances du royaume de Princesse Allumette. Dans une chambre noire encore fermée, au fond des caves du royaume, Princesse Allumette dort sur un gisement d'espoirs. Personne n’a encore réussi à mettre la main dessus. Essayez de vous gratter au milieu du dos, un peu vers le haut. Il y a en nous des territoires difficiles d’accès. Mais j’ai cessé de souffrir. A tout, on s’habitue.

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