Je le confesse, jai lesprit critique jusquau tatillonisme, lengouement prudent, lenthousiasme rare et le superlatif hypotendu. Malgré tous ces symptômes, je me suis glissé à limproviste dans un cinéma, par hasard et pratiquement juste pour la bonne tête de Darroussin. Car comment peut-on ne pas le trouver sympathique ? A se demander sil nest pas affilié à Rochefort, par la main gauche.
Ce film a deux qualités immenses. Il ny a pas de musique, sauf dans les rares scènes où elle a une raison dy être (un bar, une chaîne hi-fi allumée). Quelle libération ! Il paraît que le cinéma, cest de la musique (qui a dit ça, aucune idée, placez ici le nom de votre réalisateur préféré, moi, je les confonds tous), mais mes bons dieux, cest tellement pesant, la plupart du temps ! Et sauf rares mélodies subtiles et belles grandes envolées, la plupart du temps, ça sonne comme un surlignage pataud. « Ayez peur ! », « Soyez émus ! », « Surprise ! »
Je sais que cest une tradition, depuis le temps du muet et des pianos daccompagnement
Mais ça me laisse perplexe. Comme si les acteurs étaient trop poussifs, ou les spectateurs trop congelés, pour interpréter, sans parler de deviner ou de laisser un flou. Est-ce à cause de léloignement, animalement parlant, entre acteur et spectateur, contrairement au théâtre ? Je nen sais rien, mais je trouve ça souvent pénible.
Dans « De bon matin », labsence de musique dambiance est un choix qui contribue au réalisme souvent glacial de lhistoire. Que je ne dévoilerai pas pour peu que vous ayez eu la chance de ne rien lire dessus. Les critiques sont, en ce domaine, dignobles crapules, de même que les préfaciers impitoyables, les faiseurs de bande-annonce et les tueurs des quatrième de couv. Le déroulement du film, en kaléidoscope mnésique, est une espèce de poème en prose sur la solitude. Net et sans bavure. Tout en finesses. Ce que permet, me semble-t-il, labsence de musique émotionnellement signifiante. Darroussin est sympathique, bien entendu, alors même que son personnage nest au mieux que pitoyable.
La deuxième qualité du film, cest sa véracité sociologique. Une espèce de cri contenu. Du Christian Desjours par lexemple, et presque textuellement : « Vous effacez la barrière entre le bien et le mal, cest très grave », jette curieusement notre « héros » à son supérieur qui, devant cette prétention morale incongru dans un univers commercial, rétorque par la psychiatrie. On me fait comprendre à linstant, par signes, que le synopsis est tiré-dune-histoire-vraie. Cest possible, mais ça na aucune importance. Reflet ou non de faits, elle est tragiquement vraie. Et dans ce monde enchanté où le travail consomme de fait une très grande et très longue partie de la vie, donc la structure, cette histoire pose la question bien vivante du sens
Qui va fracasser chaque môme élevé démocratiquement à coup de « Quest-ce que tu feras plus tard ? Regarde les merveilles du monde ! », puis à qui on demande, à douze ans, de commencer à faire leur choix entre caissière, serveur ou chômeur, au pire, ou au « mieux », pour ceux qui ont le droit de « réussir », entre marchand, artisan marchand et serviteur marchand.
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