Ma langue revient immanquablement se nicher dans le trou de la gencive sanguinolente et déclencher des douleurs qui me paralysent la mâchoire jusquà loreille. Ma dentiste ma dit « parfois lors dune alvéolite il faut cureter los de nouveau pour quun caillot se forme et quainsi la gencive cicatrise. Je ne les laisserais pas faire, jen ai marre des plaies, des trous, des invasions de ces barbares, des fils qui veulent se faire la belle, des sutures rouges et boursouflées. Je ne cicatrise plus bien, je ne cicatriserais plus jamais vraiment.
Alvéolite au début ça ma fait penser aux cavités hexagonales dans lesquelles les abeilles déposent leur miel, mais très vite lorsque la douleur lancinante est montée en grade, limage sest estompée pour faire place à celles dans les livres dhistoires de ces poilus de 14/18 à la mâchoire fracassée. Je me suis toujours demandée si les chirurgiens affûtent leurs outils comme les bouchers leurs couteaux, ou comme les jardiniers leurs sécateurs ?, en humidifiant légèrement la pierre à aiguiser et en frottant régulièrement la lame de bas en haut , dans un geste précis, transmis de génération en génération, un geste devenu machinal à force de pratique, un geste douvrier consciencieux ?
Celui là, la jeunesse indolente affichait une foi insolente dans ses capacités. Il avait entassé bons nombres de spatules, pinces coupantes, fraises, ciseaux à os dans une petite boîte plastique qui me rappelait les Tupperwares de ma belle mère, et jai compris lorsquil a glissé un nouveau disque dans son lecteur en me disant « jadooore ce groupe de rock » et où quelques notes plates et inconsistantes de violons se sont mises à rythmer le morceau, que ma douleur durerait beaucoup plus longtemps que les 2mns 30 découte habituelle.
Forcément après son intrusion violente dans ma bouche, sa nonchalance assurée et ses goûts douteux en matière de rock, je me suis appropriée toutes les complications et douleurs relatives à un simple arrachage de dent. Laventure poursuivie sous forme dune alvéolite me fait me demander si par hasard aujourd'hui même les dents rêvent dun destin glorieux et ne se contentent plus de faire leur boulot et de finir humblement, les racines sanglantes dans une boîte en plastique ? Elles s'imaginent peut être qu'une gencive remplie dune saveur piquante et médicamenteuse dessence de clou de girofle est un enterrement beaucoup plus honorable qu'un modeste bain de bouche alcoolisé ?
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