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Turlupineries d’un autre siècle par Jules Félix

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Théoclette est partie voici déjà trente-cinq ans. Elle a été ma première ambassadrice, là-bas au loin, au-delà des mers, là où l’horizon s’écroule dans sa verticalité. C’était un petit bout de femme toute menue, toute sèche, des os légers comme le vent, et une peau ridée qui avait suffisamment de largesse pour faire sourire toute la bouche jusqu’aux confins des maigres sourcils. Elle n’en menait pas large dans son petit fauteuil noir et rouge. Elle dormait en bas, dans une chambre à côté de la buanderie, et elle montait tous les jours les laborieux escaliers pour atteindre la salle à manger, au fond du couloir. Elle était repliée sur elle-même, le dos courbé par le poids des quatre-vingt-douze années de vie d’un autre siècle. C’était elle qui m’a dit qui il y avait avant De Gaulle. J’avais de ces questions qui me torturaient l’esprit. Ou plutôt, qui me trituraient l’esprit. Turlupinaient l’esprit. Il n’y avait ni Internet ni le Quid à la maison. Coty, me confia-t-elle. Il s’appelait Coty, et c’était un bon président, chaleureux, gentil, simple. Quand il a perdu sa femme, tout le pays a pleuré. Coty resta longtemps dans un coin de ma tête et j’étais tellement content de l’avoir, ce bon Coty, que la curiosité s’en est arrêtée là, sans surenchère, sans nouvelle question qui risquait l’interminable : et avant Coty, c’était qui, Théoclette ? Je ne l’ai su que plus tard. Plus grand. Tout seul. J’ai trouvé tout seul Auriol. Un nom à la fois familier et singulier. Auriol. C’était bientôt la tuerie d’Auriol. L’atroce tuerie d’Auriol. Une famille décimée. Un copain à Blum. Mais Blum, c’était trop loin. Vaguement connu comme Aristide Briand, Clemenceau, Gambetta, Jules Ferry ou Thiers, mais décidément trop loin pour mon pauvre petit esprit trituré. Turlupiné. Elle avait déjà trente ans au début de la guerre. La première ! Bientôt un siècle. Elle était d’un autre siècle. J’étais d’un autre siècle. Une génération qui a fait la jointure. Une génération d’entre-deux siècles. Entre le XIXe siècle et le XXIe siècle. Des connaissances de contemporains qui s’étendront sur trois siècles. Elle passait son temps dans ce petit fauteuil, tranquillement, silencieusement, sans déranger personne. Elle cherchait souvent ses mots. Pas dans sa gorge ni dans son esprit, mais sur sa grille. Elle faisait des mots croisés. C’était un jeu qui l'accompagnait tous les jours. Je la regardais parfois. J’étais surtout intéressé par ses instruments. Intrigué. Elle utilisait une grosse loupe rectangulaire pour sa pauvre vue. J’adorais m’amuser avec cette lentille. Cela déformait les lettres, les grandissait, les hissait jusqu’aux paupières. C’était marrant. Pas pour elle. Elle attendait patiemment la fin de mon jeu pour reprendre ses définitions. L’excuse du jeune âge. Qui se fendait dans l’excuse du vieil âge. Discrètement, dans le secret des consciences, elle me prenait la main et déposait subrepticement une pièce de un franc dans la paume qu’elle refermait machinalement. J’étais ému. Heureux. C’était une grosse somme. Une grosse partie de mon chiffre d’affaires. J’avais déjà en tête le nombre de babars et de malabars que j’allais y investir dans la petite épicerie au pied de mon immeuble. Quinze centimes le malabar, vingt centimes le carambar, dix centimes le babar. Je soupçonnais l’épicier de se tromper régulièrement avec la monnaie mais j’avais l’œil attentif et je savais me défendre. Jamais un mot plus haut que l’autre. Discrétion. Soumission aux mâles. Le père. Le mari. Le gendre. Aucun fils. Elle devait travailler clandestinement pour ne pas subir les foudres conjugales. Elle y allait à pieds, loin de sa ville, elle enseignait discrètement. Institutrice. Sa belle-mère ne voulait pas que cela se sache : son fils était capable de subvenir aux besoins du ménage. Un beau métier qui lui allait comme un gant, qui allait parfaitement avec ce sourire radieux et jeune malgré tous ces traits tirés. Elle était la culture discrète. Humble. Au début, elle travaillait à faire de la couture, ce qu'elle avait appris à l'école. Puis, elle enseigna car elle adorait les enfants. Quand elle eut ses deux filles, elle arrêta pour s'occuper d'elles. Ces deux filles-là l’ont maintenant dépassée, largement dépassée, et voguent plus ou moins tranquillement vers le siècle. L’une est à quatre printemps de son centenaire et navigue complaisamment avec son mari vers la rive des temps anciens. L’autre la suit de près, de très près, seule et malade, ruminant et ressassant, et attend la mort avec angoisse depuis plus de trente ans, une angoisse qui ronge et qui maltraite la quiétude et la sérénité. Et moi, ces petites pièces de un franc, cette étrange loupe rectangulaire, ces sourires plissés, ce bon président Coty, je les garde bien protégés, bien rangés, tout au chaud au fond de mon cœur, dans l’attente de les lui rendre un jour.

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