NIHUMIM
Quarante ans.
Je connais peu ma vie. Je ne lai jamais vue
Séclairer dans les yeux dun enfant né de moi.
Pourtant jai pénétré le secret de mon corps. Ô mon corps !
Toute la joie, toute langoisse des bêtes de la solitude
Est en toi, esprit de la terre, ô frère du rocher et de lortie.
Comme les blés et les nuages dans le vent,
Comme la pluie et les abeilles dans la lumière,
Quarante ans, quarante ans, mon corps, tu as nourri
De ton être secret le feu divin du Mouvement :
Tu ne passeras pas avant le mouvement de lunivers.
Que le son de ton nom inutile et obscur
Se perde avec le cri du dormeur dans la nuit ;
Rien ne saurait te séparer de ta mère la terre,
De ton ami le vent, de ton épouse la lumière.
Mon corps ! tant que deux curs séparés, égarés,
Se chercheront dans les vapeurs des cascades du matin,
Tant qu'un douzième appel de midi vibrera pour réjouir
La bête qui a soif et lhomme qui a faim ; tant que le loriot,
Lhôte des sources cachées, renversera sa pauvre tête
Pour chanter les louanges du Père des forêts; tant quune touffe
De myrtil noir élèvera ses baies pour leur faire respirer
Lair de ce monde, quand leau de soleil est tombée,
O errante poussière ! ô mon corps, tu vivras pour aimer et souffrir.
Oscar de Milosz, poèmes.
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Cela fait maintenant vingt et trois ans que je vous ai rencontré, alors que Monsieur Silvaire me tendait le premier volume de vos oeuvres. J'avais découvert votre nom dans une note d'une traduction de Rainer-Maria Rilke, en regard aux Sonnets à Orphée étaient deux vers de vous, avec cette signature: Oscar de Milosz.
Je marchai le lendemain vers la rue Domat, n'ayant trouvé que le nom de votre éditeur, André Silvaire. Vers midi, l'immense vieil homme me vendit pour presque rien un volume de vos oeuvres, proses, vers, extraits de roman et notes sur la Bible et l'Europe que vous aviez laissé avant de quitter votre cousin, Ceslaw, station du métro Opéra quelques semaines avant la fin de l'Europe. Opéra ...
J'ai mis environ treize ans avant de bien entendre votre voix. Une fois le Nobel attribué au cousin polonais, un rappel amusé fut tout votre lot.
Et le cousin, lui-même, pas dupe, vous appellait son maître.
Solitaire et ennemi des hommes, désillusionné des femmes, tout comme Rilke, ami des justes et des oiseaux, révolutionnaire et mystique emprunt de Kabbala, d'Evangile et de prière ancienne, votre oeuvre pose toujours les mêmes questions dans le lieu même de vivre: " à quoi aller vous rêver demain matin ? "
Jamais je ne lirai depuis de vers semblables aux vôtres, qui semblent d'un Juillet éternel, quelque part très haut dans la lumière première. Rilke, Pessoa, Mandelstam, en Asie le grand Kawabata, une part de françois Cheng encore là de nos jours, face à ça : les ennemis, la bête de l'Est et de celle de l'Ouest, de tout ça qui abomine le simple sens de vivre le beau et son austèrité. Ne pas croire que tout ça est divisé !
Et l'Eternel ou l'éternel, le Soi absolu et gratuit comme le don du poème.
Vous, l'Anarchiste des rangs angéliques, que pouvait vous faire la sainte connerie de la Bête et ses fantôches: les fascistes, le bonhomme Hitler, l'infamie stalinienne et ses escrocs serviles, tout ce que la Capital et son enfant le Marxisme avait laissé aux pauvre gens livrés à ceux qui mentent à l'homme simple.
" La raison humaine n'est pas encore ..."
Vous, catholique et juif, protestant et hérétique, libre et non libertarien, jetté entre quatre mondes mais dans le lieu seul situé, l'Absolu, vous Oscar, que vous fait ce que ce monde est depuis ?
Rien.
Le monde d'après le tard commence, et le soleil du Juste illumine la route après la nuit. Un espoir mouillé des larmes de l'attente reste vivant pourvu qu'il soit espoir. Les rabbins et les prêtres, les peuples de Lithuanie sont tous morts assassinés par eux, les uns et les autres. Mais personne pour abolir la vie. Quelques semaines encore, déportés, Mandelstam et Desnos mourraient de faim et de froid.
Pécher contre l'Esprit, peut-être, voilà tout le contraire de votre voix.
Et la voix qui se tait n'a plus qu'une chose à faire: renaître dans la meilleure aube, celle qui jamais ne cesse de naître en dedans de toute vie vécue. Lumière du simple, paix et joie du chemin.
On nomme cela esprit, je crois ? Opéra, tout est là ...
Merci.
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