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Filer la route par Tcherenkov

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Je suis entrée à la filature quand j’avais dix sept ans. A l’âge de vingt ans on m’a mise aux machines, je suis devenue opératrice d’ourdissoir. Je n’aimais pas particulièrement ce métier, le pire c’était le bruit et la répétition des taches. En 2000, l’usine a fermé et j’ai été licenciée. J’ai retrouvé un poste d’opératrice d’ourdissoir dans une autre filature, puis trois ans plus tard j’ai été à nouveau licenciée. Je ne travaille plus depuis sept ans. Je n’aimais pas mon métier et je détestais ma vie d’alors, mais pourtant, aujourd’hui je paierais très cher pour retrouver ma vie d’avant. Chaque matin, quand j’arrivais, j'enfilais une blouse qui se trouvait dans un corridor où nous avions chacune un placard fermée avec un cadenas. C’était le corridor des filles. Toutes les filles parlaient de Flavio. Flavio était opérateur de machine à battre les fibres, mais pas seulement, il était devenu contre maître, et à chaque fois qu’on avait des problèmes avec les machines c’est lui qu’on allait voir. Il portait une blouse bleue épaisse comme ses sourcils et ses cheveux noirs. Il était mystérieux et discret sur sa vie, et pas seulement la sienne, sur celle des autres aussi. Tout le monde l’aimait beaucoup. Je ne sais vraiment pas pourquoi je vous parle de ce temps là que je détestais comme vous ne pouvez pas imaginer. A peine licenciée je me suis mise à souffrir et je n’ai pas ressenti le moindre soupçon de soulagement à l’idée que tout ça se termine. Chaque matin je me réveillais avec l’insupportable sentiment qu’il était inutile de se réveiller. Ma vie d’opératrice d’ourdissoir n’étant plus indispensable à personne, mon moi entier s’en faisait l’écho. Au psychiatre qui me voyait régulièrement et me demandait pourquoi je ne voulais pas apprendre un nouveau métier, je ne répondais rien et je pleurais. Lorsque j’étais ouvrière je n’arrêtais pas de me plaindre, j’étais toujours la première à soupirer après les patrons, les supérieurs, la société, après tous ceux qui se tournent les pouces en attendant que ça tombe dans l’escarcelle. Une fille avec qui je travaillais sur les mêmes machines avait démissionné pour partir à Katmandu avec un auto stoppeur qu’elle avait prise dans sa voiture et dont elle était tombée follement amoureuse. Elle avait planté sa machine en pleine journée, et je peux vous dire que ça avait fait un sacré bordel dans l’usine, une machine qui s’arrêtait c’était toute une chaîne perturbée, comme un accident sur l’autoroute un jour de départ en grandes vacances. Elle avait jeté sa blouse en l’air et avait hurlé (à cause du bruit des machines) qu’elle partait faire la route, et qu’on ferait bien de faire pareil si on ne voulait pas finir comme les bobines de textile que l’on jette après qu’elles aient passé leur vie à tourner comme des derviches mais sans aucune raison, juste pour faire de la production massive de textile. Partir faire la route, il faudrait ici pouvoir l’écrire en italique. C’était une expression qui n’existe plus aujourd’hui. Ça voulait dire fabriquer sa route soi même, sa propre route, fabriquer son propre bitume, avec tout ce qu’on avait de désir en soi et surtout avec toute l’ignorance dont on était capables. Elle est partie trois ans, elle est morte d’une overdose sur le chemin du retour. Mais pendant trois ans elle nous a écrit presque deux fois par mois. Elle nous envoyait de très belles lettres qu’elle clairsemait de santal. Elle n’avait rien d’une hippie. Elle était surtout très amoureuse. Elle nous faisait envie, et c’était encore une bonne occasion de se plaindre de notre sort, nous qui n’avions jamais trouvé aucun auto stoppeur pour pouvoir jeter notre blouse en l’air et partir « faire la route ». Flavio est parti lui aussi trois ou quatre ans avant la fermeture de l’usine. Il est devenu instituteur dans un petit village de montagne des hautes Pyrénées, avec une seule classe qui allait du cours préparatoire au cours moyen. Bref, des gens ont porté des rêves jusqu’au bout, qu’ils ont ensuite sortis de leur coquille et qu’ils ont élevés dans l’enthousiasme d’un avenir chargé de promesses. On dit : il y a des tas de gens qui ont eu des rêves qu’ils n’ont jamais réalisés. Mais il ne faut pas croire cela. En tous cas pas dans l’usine de filature. Personne ici, de tous les gens que je connaissais, à part ces deux là, personne ne rêvait d’une autre vie, ou d’une vie ailleurs. Moi je me suis toujours plainte de mon sort. Quand j’étais ouvrière à la filature je n’étais pas heureuse, mais je n’avais pas d’autres rêves. Avoir un rêve, c’était prendre le risque de le réaliser et ensuite de n’avoir plus rien sur lequel se plaindre sans cesse. Je me voyais très bien passer toute ma vie à la filature, y allant chaque jour tête baissée, avec un double menton tout mou à force de regarder par terre, et me demandant pourquoi la vie était si dure avec moi. Il y a des gens qui m’écoutent encore. C’est important pour moi. Il me semble que si je réalisais un de ces rêves que je n’ai jamais eus mais qui pourrait bien un jour me tomber dessus, comme ces fameux coups de foudre qui semblent tomber dans les vies de manière totalement stochastique (voui, stochastique), plus personne ne m’écouterait. Car je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais à la télé, dans les livres, dans les journaux, on écoute toujours plus attentivement ceux qui se plaignent que ceux qui réalisent leurs rêves. Et particulièrement ceux qui n’ont pas été gâtés par la vie, ou qui n’ont pas voulu accepter les gâteries que la vie leur proposait. Je n’ai plus d’argent, et je n’ai pas envie de faire autre chose. Je suis opératrice d’ourdissoir et c’est pour toute la vie, même si je ne pratique plus. La plupart des gens qui m’écoutent (il y a de merveilleux groupes de paroles qui sont toujours d’accord parce qu’on leur a fait promettre de ne jamais juger les paroles et les gens qui les prononçaient) me comprennent parfaitement bien : - C'est vrai que quand on a été opératrice d’ourdissoir si longtemps, échotent ils en chœur, c’est bien normal de ne pas avoir envie de faire autre chose, même si on détestait ce qu’on faisait. On n’est pas sur la terre pour faire des choses qui nous plaisent tout le temps, il faut dire aussi. » Avant-hier, une ancienne collègue m’a emmenée voir un documentaire qui s’appelle « Tous au Larzac». En rentrant chez moi, j’ai essayé de m’endormir en pensant à autre chose mais ça revenait toujours, ces gens et ces rêves réunis ensemble, cimentés dans la pierre d’un projet commun, gravés sur les bâtons des marcheurs arrivant à Paris. Ça m’énervait et m’excitait en même temps, je me disais pouah, toute cette utopie inutile, tous ces gens qui ne savent pas quoi faire de leur vie, qui « font leur route » ! Comme s’il y avait la moindre possibilité d’une route à faire ! Comme si nous avions autre chose à penser que mener une vie d’ouvrière exemplaire et à gémir sur notre sort ! Pouah ! Tous ces rêves qui vous collent à la peau ! Plus je me disais ça, moins j’arrivais à dormir. Alors le lendemain matin, je suis allée voir le docteur pour qu’il augmente ma dose de calmants. Il ne s’agit pas que je commence à rêver, moi aussi, sinon je pourrais bien finir par oublier ma pauvre vie d’ouvrière à la filature, et toutes ces sales années à la regretter. Et je n’ose pas imaginer ce que serait ma vie, si soudain moi aussi je décidais de « faire la route ». Non, il ne vaut mieux pas, parce qu’on ne sait jamais où peut nous mener l’imagination, lorsqu’elle prend le pouvoir sans prévenir, qu’elle nous tombe dessus de manière totalement irrationnelle et stochastique (et pan, deux fois), et qu’on se retrouve avec un rêve dans les pattes qui se frotte contre vous comme un amant et vous susurre tendrement qu'il veut faire la route avec vous. Pouah, c'est vraiment dégoûtant. (J'ai mis LIP, l'imagination au pouvoir, parce qu'il est aussi bon que Tous au Larzac et que c'est deux films un peu frères :)

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