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Pisser droit par Tcherenkov

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C’est un bureau de tabac qui fait aussi café. Marquisette est la fille des buralistes. Elle porte le cheveu jaune et sec, elle est grande, maigre, un peu gauche. Elle travaille là en attendant mieux. Entre deux clients, elle lit les romans dont on parle en mâchant du chouinegomme. Aucune noblesse ne fleurit nulle part sur ce grand corps osseux couvert d’ennui, Marquisette lui vient d’une recette à base de champagne dont ses parents abusèrent le jour de sa naissance, mais quelque chose en elle a fini par marquiser tout de même, difficile de dire exactement où, peut être dans les prunelles de ses yeux, rondes et dilatées, qui semblent questionner avec élégance tout ce qui passe chargé de mystère. Le café a été ajouté au tabac depuis deux ans. Il y a maintenant des tables, des chaises et un bar. Un vieux jukebox passe des tubes qu’on trouvait inaudibles il y a trente ans, mais qu’on bêle en chœur aujourd’hui parce qu’on fait partie d’une mémoire collective et que la mémoire collective fonctionne aussi en troupeau. Les gens s’installent, lisent des journaux, boivent parfois plus que de raison, disent des bêtises ou se perdent dans un tête à tête sexuellement prometteur. Un matin un homme est entré, il a acheté une boîte d'Irish Flake pour sa pipe, s’est assis à une table, a sorti d'une sacoche en cuir un bloc de papier et un crayon, s’est mis à écrire. Puis il est reparti, laissant la feuille sur la table. Marquisette est venue débarrasser la tasse et comme ses prunelles pleuraient d'impatience à force de fixer le mystère abandonné là, elle s'est ruée dessus, bien entendu. «Tu es une terre en perpétuel sombrage, ce beau nom donné au labour, et tes désirs sont comme des charrues dans tes sillons éventrés qui taillent leur route sous les étoiles. Il y en toi des mondes et des mondes qui tournent sous les lunes, se font, se défont, se fracassent de faille en faille, se réchauffent sous l’effet des frottements, se disloquent, se fragmentent, se reconstituent sans cesse, tu es une terre en perpétuel sombrage, ce beau mot que je donne à l’amour, et tes désirs sont comme des char » Et ça s’arrêtait là. Marquisette a plié la feuille et l’a mise dans son soutien gorge. Une semaine plus tard il est revenu. Il s’est assis mais n’a rien sorti, ni papier ni crayon, rien écrit. Puis il s’est levé, revenu à nouveau, comme ça pendant une dizaine de jours. Il ne buvait pas d’alcool. Du café, pas mal. Il portait toujours la même veste en velours à grosses côtes. Il était très grand, très large, et comme toujours, yeux noirs cheveux noirs. Il ne faisait rien, regardait la rue. Marquisette lui inventait des histoires, des films, c’était devenu un acteur. Dans son film, il était écrivain laboureur. Il vivait quelque part dans un champ en altitude, au centre d'un grand cirque ensoleillé, il avait des bêtes et des oliviers, et aussi une charrue. Et bien entendu, il venait chercher une femme en ville. Bien entendu, ça veut dire que Marquisette n’a pas tellement d’autres idées dans la tête. Elle pense toujours, dans ses films, qu’un homme seul assis au café est toujours en quête d’une femme. Après elle n'a plus pensé. Tout ça s’est arrêté, le film et les passages de l’écrivain laboureur. Marquisette a grandi, grandi, est devenue immensément grande. Elle a succédé à ses parents, a vendu des tas de cigarettes et de billets de loto et tous ces jeux qu’on gratte nerveusement pour rien. Et peut être, allez, dix ans plus tard, l’écrivain laboureur est revenu, les yeux encore plus noirs sous les cheveux blancs. Moins large, mais toujours portant fière allure. Marquisette l’a reconnu aussitôt, non pas que l'homme fut si remarquable, mais il avait été acteur dans sa mémoire et le tournage du film intérieur était suffisamment poétique pour être admis dans les archives de sa cinémathèque imaginaire. Il a acheté une boîte d'Irish Flake, s'est installé à une table. Comme elle avait eu le temps de prendre de l’assurance et qu’elle parlait maintenant avec aisance, elle s’installa en face de lui. Après quelques échanges d’usage, elle lui parla de la feuille de papier oubliée sur la table dix ans plus tôt, et raconta en riant qu’elle s’en était servi dans les rares correspondances qu’elle avait eues avec un amoureux à l’époque des timides approches. Elle s’en souvenait, pour l’avoir tant lu, et pour l’avoir légèrement transformé à son usage. Elle lui récita. - Je suis une terre en perpétuel sombrage, ce beau nom donné au labour, et tes désirs sont comme ces charrues dans tes sillons éventrés qui taillent leur route sous les étoiles. Il y en toi des mondes et des mondes qui tournant sous les lunes, se font, se défont, se fracassent de faille en faille, se réchauffent sous l’effet des frottements, se disloquent, se fragmentent, se reconstituent sans cesse, je suis une terre en perpétuel sombrage, ce beau mot que je donne à l’amour, et tes désirs avancent comme des charrues dans mes sillons éventrés qui taillent leur route sous les étoiles » Il ne s’en souvenait pas. Il était venu en ville parce que la chambre d’agriculture lui imposait une semaine de formation en échange d’une subvention qui lui était nécessaire. - Mais c’est bien possible que j’aie écrit ça. Je me racontais bien des films, à l’époque » ajouta t il en riant. Elle était seule. Lui aussi. Elle aurait bien voulu qu'il l'emmène au bout du monde. Mais il avait autre chose à faire que d'emmener les femmes au bout du monde. Il lui fallait préparer un lit de semence pour l'été, quatre hectares de dactyle mélangé à de la luzerne, un rouleau à faire réparer. - Quand même" - se parla-t-il lorsque de retour il pissa sous les étoiles - "pas que ça à faire, mais cette histoire de sombrage, et ces mondes et ces mondes, toutes ces failles, et ces désirs qui avancent ... quand même, si je l'ai écrit un jour, c'est que bon, pas que ça à faire ... mais tout de même si je l'ai écrit c'est que je voyais de ces choses ..." Puis s'étant oublié, il réajusta son existence en concluant par ses mots : - Ce qu'il faut, c'est pisser droit."

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