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De toute façon par Colinec

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De toute façon… Cette année-là, tu as treize ans, tu es en quatrième. C’est un collège de filles, les collèges ne sont pas encore mixtes. Pas un seul garçon à l’horizon. Les garçons, de toute façon, on t’a appris à ne les approcher sous aucun prétexte. Ils sont bêtes et vicieux. Tu n’auras jamais d’amoureux. Avoir un amoureux, c’est mal se conduire. Le collège est fermé pour une raison que tu ne comprends pas bien. Tu n’as pas eu le temps de comprendre, on te garde à la maison. Au loin, tu entends la rumeur de la foule qui gronde. Des manifestations, comme ils disent. Au loin, parce qu’il n’est pas question de sortir de la maison. Tu te traînes de pièce en pièce, en te demandant ce que tu pourrais faire pour sortir de cet ennui qui pèse des tonnes, qui te crucifie. Tu as renoncé à te faire la belle. Pour aller où, de toute façon ? Même la patinoire a fermé ses portes. Tu as dévoré tous les romans de la petite bibliothèque de leur chambre, et maintenant ? Tu es fatiguée, de toute façon. Tu t’allonges parfois à plat-ventre sur le tapis de ta chambre et regardes pendant des heures le déplacement de la poussière dans un rai de lumière. Chorégraphie millimétrique. Paillettes. Petites fibres. Grains. Un grain, c'est ce que tu as, paraît-il. Tu n’as pas de sexe. C’est à peine si tu as compris la différence entre filles et garçons, de toute façon. Tu aimerais tant que l’école reprenne… Il n’y a que là que tu es quelqu’un. Quelqu’un qui sait faire mourir de rire les copines en racontant des histoires dans tes rédactions, que le prof lit parfois. Le prof, parce que toi, tu préférerais mourir que de lire aux autres un texte de toi. « Cette enfant ne manque pas d’humour », disent-ils. Cette enfant…cette enfant… Tu es tellement une enfant que tu n’as pas de règles, pas de seins. Tu es sûre que tu n’en auras jamais, de toute façon. Tu pleurniches d’ennui. Toujours pas d’école. Si au moins… Tes parents parlent entre eux de ces salopards qui occupent la rue et la Bourse du Travail. Elle devient bruyante, la rue. Ton père dit qu’il aimerait pouvoir les écraser avec sa voiture, pour leur apprendre à empêcher les gens de travailler. Un jour de juin, il t’emmène enfin à une manif, mais c’est pour soutenir De Gaulle. Il a obligé son subordonné, un grand jeune homme triste, à y venir aussi. Ton père lui donne un coup de coude dans les côtes. « Montrez-vous, mon vieux ! Ma parole, on croirait que vous avez honte ! » Tu n’as pas d’avis. Tu n’as pas à en avoir, ce n’est pas de ton âge, de toute façon. Au retour, tu regagnes ta chambre. Tu as demandé à ton père la permission de t’acheter du trichloréthylène, « pour bricoler », as-tu expliqué. Il te l’a accordée sans vraiment écouter. Serrant le précieux butin, tu t’enfermes. Tu découpes dans de vieux magazines des amoureux, des fleurs, des couchers de soleil… Tu imbibes de trichlo une belle feuille blanche, l’appliques sur les images choisies, frottes bien avec le pot de nescafé vide. Tu aimes ce parfum du trichlo. Ton nouveau papier à lettres est superbe, avec ses amoureux un peu flous. Flou artistique, comme David Hamilton… Tu continues. Tout est flou. De plus en plus. Cinq feuilles de papier. Coucher de soleil sur la plage. Légère nausée. Jolies fleurs jaunes sur fond gris. Six feuilles. Mal à la tête. Sept feuilles… tu glisses, tu sens que tu glisses. Irrépressiblement. Tu voudrais t'agripper mais déjà tu n’as plus la force d’appeler. La septième feuille tombe et t'entraîne dans sa chute. Tu te réveilles dans l’ambulance. On te parle doucement, tendrement. Tu es étonnée. Mais oui, c'est bien à toi que l'on s'adresse. Ils disent que tu as voulu mourir. Tu ne l’as pas fait exprès, de toute façon. Tu voudrais le leur faire savoir, mais il n’y pas de son. De toute façon, ils ne comprennent rien. Coline, septembre 2010

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