Ecrire sur toi. Quelque chose me pousse irrésistiblement à le faire. Peut-être devrais-je dire t'écrire, d'ailleurs. Il ne s'agit pas d'une obligation morale, ne t'en fais pas, je ne m'embarrasse plus avec ça. Ce fameux vendredi, à 15 heures 10 minutes, ton numéro a sonné sur mon téléphone, mais c'était la voix de Nelly que j'ai entendue en décrochant : « C'est Nelly. Je suis navrée, j'ai une mauvaise nouvelle. Ton père est mort il y a une heure ». Lorsqu'une tuile vous tombe sur la tête, dans la rue, l'effet doit être le même : l'asphyxie, l'aphonie, la douleur paralysante vous gagnent instantanément. Quoi... Qui... Comment... Pourquoi ? Un coup de massue sur le crâne, oui, en même temps que le sol se dérobe sous vos pieds. Tu n'as prévenu personne, en plus. Tu as dû être le premier surpris.
C'est donc ça, la mort ? Un coup de fil, une bouche bée et silencieuse, et hop c'est réglé ? Ce qui était l'instant d'avant n'est plus ? C'est si ténu, si stupide aussi ?
Non, non et non, ça ne peut pas être aussi simple. Enfin quoi, ça n'arrive qu'une fois après tout, on aurait pu me prévenir quand même ! Me cueillir là, comme ça, pendant que je pensais aux courses du soir en passant l'aspirateur? Et toi, de ton côté, à quoi, à qui pensais-tu ?
Deux jours après je t'ai vu. Froid, beau, serein. Mais froid. Pour la première fois de ma vie j'ai caressé ton visage, tes cheveux. Froids. Une immense digue de quarante ans de haut s'est alors rompue. J'ai tout revu : tes bricolages pleins de bonne volonté qui foiraient toujours, les interminables voyages en R6, quand tu venais nous chercher pour les vacances, la tente qui prenait l'eau au camping, les Noëls que l'on fêtait le 26 décembre, les pâtes, le riz, la purée, les croque-monsieur du samedi soir sur la table basse... J'ai aussi su ce que mes yeux n'avaient jamais vu : La photo de moi que tu as toujours conservée sur toi, la peine que tu partageais avec moi quand on ne se parlait plus, ta mélancolie des 25 décembre, la douleur physique aussi, que tu tenais à nous cacher. J'ai réalisé à quel point tu as toujours été là, malgré les distances et les silences. Tu as toujours été là, oui, absolument là. Sans t'imposer, sans peser, sans juger. Mais là, disponible à toute heure, même après des mois de vide entre nous. Là, prêt à tout s'il le fallait. Là, soucieux de mon bonheur. Là, bienveillant. Un bon père, vraiment.
Quand j'ai caressé ton visage pour la dernière fois, j'ai eu peur de ce vide que tu laissais en partant vers les flammes, de cet espace douloureux au goût d'inachevé qui s'ouvrait dans ma vie. J'avais peur du temps perdu qui je ne pourrais plus rattraper, peur des regrets, des remords. Mais cet espace ne s'est pas ouvert. Certes tu n'es plus que des cendres, dont je ne tiens pas à connaître la couleur, mais pourtant je te parle. Je n'ai pas pour habitude de parler à un pot. Mais je te parle. Et je te parle tous les jours, et je te confie ce que je ne t'ai jamais confié avant, et je te demande ton avis sur tout. Tu ne me réponds pas, et comme toi, vieux gauchiste indécrottable, je ne crois qu'au paradis sur terre qu'il nous reste à construire. Mais je te parle, putain qu'est-ce que je te parle ! Et je crois savoir pourquoi : tu n'es pas vraiment parti, coquin, tu aimais trop la vie pour cela, et si j'ai un peu changé depuis ce 25 novembre, c'est parce que tu habites désormais un tout petit peu en moi. Pas une possession, non, surtout pas venant de toi qui n'a jamais rien possédé. Mais, peut-être, l'héritage le plus beau qui soit : celui du coeur.
Merci pour tout, Papa.
↧