J'ai déménagé il y a peu, troquant un ciel plombé de pollution pour un autre plein de cumulus gorgés d'eau. Ils inondent des champs stériles de ce liquide insipide où poussent des pierres levées comme une armée de tombes. Debout devant les fenêtre de l'immense cuisine glaciale, chaque matin je recompte les stèles pendant que le café suinte en goutte à goutte, entonnant un canon avec les radiateurs en fonte qui crachotent une mélopée rouillée, les murs imbibés n'ayant pour toute réponse qu'un amer vomissement de salpêtre.
"Carnac, ses plages, son Casino, ses lounges, ses restaurants gastronomiques, ses hôtels cosy-vue-sur-mer... " de tout cela je ne vois rien depuis les fenêtres de la Villa Argentine. Seuls des vestiges du néolithique, immobiles, dont les alignements tentaculaires me cernent. Ils me semblent avancer un peu plus chaque nuit, ils se rapprochent furieusement durant mon court sommeil. "Futile bizarrerie d'un jeu : 1, 2, 3 Soleil ! " Me dirais-je si je ne ressentais, émanant de cette pierre en deuil, une menace qui exige mon départ comme elle l'a obtenu de mes prédécesseurs.
Je suis informaticien, trop vieux. Madame la DRH avait écrit : Obsolète. Je me suis reconverti. J'ai réparti mon allocation entre l'achat d'un berger allemand et l'investissement dans une formation en accéléré : "Securit' Guard". C'est écrit comme ça sur mon diplôme de maître chien. Cela faisait dix ans que je vivais seul et ça m'a fait drôle de devoir partager mon quotidien. Faut se réhabituer à la compagnie. Même à celle d'un chien.
Ce matin, quand j'ai trouvé Tobby éventré au pied du grand escalier dans le jardin, je ne peux pas dire que cela ne m'ait rien fait. Cela ne m'a pas anéanti, j'aimais bien Tobby, mais avant tout j'ai pensé au paquet de fric que coûte un chien dressé pour le gardiennage, parti en fumée, réduit à un tas de viscères. J'ai enterré Tobby après l'avoir enveloppé dans plusieurs draps, y'en a plein les armoires de la vieille, des troués, usés jusqu'à la transparence d'un suaire, seules les armoiries de la famille, brodées d'un fil blanc nuptial ou de rouge sang, avaient résisté aux nombreux couchages ou coucheries ? Qu'est-ce que je pouvais en savoir moi ? Un sans famille né fin années 50 en méditerranée, nourri au loup (ici ils nomment "bar" la meilleures chair qui soit, c'est dire le poids du comptoir ) dès mon plus jeune âge par un pêcheur veuf et taiseux. Comment pourrais-je imaginer les dessous d'une famille d'anciens notables industriels du Morbihan? Tout ce que je sens, c'est que cette immense demeure recèle un mélange d'opulence et de décadence avec son comptant de cynisme comme un mystère de plus à écorcher au pieu de la folie des hommes. La vieille, je ne l'ai jamais vue qu'en peinture, une belle de vingt ans, posée directement sur le manteau de la cheminée d'une chambre bleu passé, aux tentures de soie dont le luxe s'est laissé dévorer par les rayons de lune.
L'agence de gardiennage ne m'avait pas donné beaucoup d'informations. On m'avait juste dit que cela serait une mission facile pour moi, le solitaire. Comme être le gardien d'un phare, loin de la vie, sans aucune visite. Cette famille ne comptait de vivants qu'un neveu dégénéré, on disait qu'il moisissait dans un hospice quatre étoiles, et une femme, la propriétaire. Je l'imaginais vieille et décatie bien que la date portée sur la toile de son portrait en pied me permit d'évaluer qu'elle devait avoir environ quatre ou cinq ans de moins que moi. On l'avait mise sous tutelle d'État, depuis qu'elle développait une maladie neurologique qui l'emmenait vers une autre planète, elle ne se souvenait plus qu'elle était propriétaire terrienne et se prenait pour Lauren Bacall ou Darry Cowl, je ne me rappelle plus bien.
Je compte les petits-pois dans mon assiette tout en calculant qu'il me faudra plusieurs mois avant de pouvoir racheter un autre Tobby. Je n'ai pas l'intention d'alerter l'agence pour un incident aussi insignifiant, craignant qu'ils ne suspendent mon contrat, mais je suis fermement décidé à trouver l'assassin de mon chien. Cette nuit j'irai veiller sous la tonnelle. J'y avais remarqué comme des traces de sanglier, de la terre grattée et les mauvaises herbes qui s'y reproduisaient telle une jungle miniature, étaient pliées, voire écrasées sous l'effet d'une masse s'y allongeant, une forme qui ne semblait en rien être humaine et dont l'odeur, imprégnant encore les lieux, soulevait le coeur comme celle d'un poisson de vase en décomposition, laissant augurer que la bête habitait usuellement le marais derrière, à quelques encablures de là.
Ce que je ne m'explique toujours pas, c'est quel genre de défense avait pu déchirer le ventre de Tobby aussi précisément et sans un cri pour troubler mon sommeil. La corne d'un phacochère?
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