Octobre 2011.
Le petit chemin descendait vers l'ouest comme me l'avait expliqué Patrick. J'avais garé la voiture là où il me l'avait conseillé . Le flanc sud de la montagne transpirait l'ingratitude, quelques chênes blancs squelettiques, des genévriers, des ronces et quelques touffes d'herbes clairsemées qui laissaient à découvert une terre jaune et craquelée.
Au nord, sur la gauche un pré et au delà des bois d'acacias.
Le chemin descendait comme moi tout doucement vers l'inconnu.
Patrick m'a dit qu'il était devenu bizarre. Au début, il y a trois ans Albert descendait quelquefois le voir à Canté Corneille et puis ses visites se faisant de plus en plus rare c'est Patrick qui passait le voir. Son premier hiver avait été vraiment dur, il dormait dans son fourgon, moins dix et sans chauffage.
Il faisait du bois et quand il ne gelait pas il piochait la terre, « Y a que ça qui me réchauffe, le bois et la pioche, il disait ».
Au printemps il s'est construit une cabane en rondin, et puis après chaque été il y ajoutait une pièce, il en a trois maintenant et puis des cabanes pour ses bestiaux. Ça faisait trois mois qu'il ne l'avait pas revu. En me quittant il me souffla « Ne remue pas trop le passé... Ça vaudra mieux pour lui et sans doute pour tout le monde ».
Il y a quatre ans un beau matin sans rien dire Albert était parti, longtemps après j'ai appris qu'il était dans les Pyrénées. Depuis rien ou presque. Perdue au cur de l'Afrique centrale je ne risquais pas de le croiser au super marché.
Le chemin de terre descend plus fort et se fait plus étroit, le pré en rive gauche est devenu un champ de broussaille, de genévrier, de bouleau, de ronces. Sur le talus je remarque des empreintes de roues et au delà au travers des arbustes j'aperçois en hauteur de l'herbe verte et des fleurs sauvages, intriguée je tends le cou et découvre qu'il s'agit d'un toit recouvert en terre végétalisé, je grimpe sur le talus et une vingtaine de mètres en contrebas j'aperçois le toit et la cheminée de la fuste dont Patrick m'a parlé.
J'entends un bruit d'eau et un bruit de tracteur dans le lointain. Je ne vois personne et décide alors de poursuivre sur le chemin en me disant que je finirai bien par le croiser.
Quelques centaines de mètres plus loin je croise un ruisseau, au delà ce sont des champs cultivés de part et d'autre du chemin, c'est pas par là que je le trouverai et je fais demi tour, je vais l'attendre chez lui, il est presque seize heures et il va bien finir par apparaître.
Arrivée à la fuste je m'avance et il est là.
Assis à une table sous l'auvent, un chien à ses pieds et il me semble bien qu'il est en train de lui parler.
Il lève la tête, m'aperçoit et me lance un « Bonjour Madame » avec le sourire.
-Bonjour Monsieur.
-Une randonneuse qui s'est perdue ?
-Pas du tout, j'ai aperçu le toit de la maison et intriguée j'ai voulu en voir un peu plus.
-Et vous avez eu raison. Vous pouvez vous approcher, vous asseoir ou visiter si vous voulez, j'allais me préparer une tisane, si vous aimez la marjolaine sauvage je vous en prépare un bol.
-Ce sera avec plaisir.
J'aime pas vraiment sa façon de faire comme si nous ne nous connaissions pas, à moins qu'il soit devenu complètement amnésique ? Je décide de jouer le jeu. Je m'approche, il me laisse sa chaise et approche un banc sur lequel il s'assoit.
-L'automne est toujours aussi merveilleux chez vous ?
-C'est presque toujours la plus belle saison.
-Vous êtes ici depuis longtemps ?
-Bientôt quatre automnes il me semble...
-Vous ne comptez plus les années ?
-Non, c'est trop abstrait une année quand on vit au rythme des saisons.
-Vous avez un jardin ?
Bien sur, je suis en train de récolter les pommes de terre en ce moment. A la terre l'automne est une saison remplie d'occupation.
Je sais combien il est dingue du monde animal.
-Vous avez des animaux ?
-Oh oui alors !
-Vous pouvez me les montrer ?
-Ils vont bientôt rentrer pour manger, en général il sont tous là vers dix sept heure trente en cette saison.
-Ils sont en liberté ?
-Oui, ils passent la journée dans le bois en face, ailleurs quand ça leur chante.
-Quelle sorte d'animaux vous avez ?
-J'ai trois coches noires de Bigorre et un mâle, des poules, des canards, quelques couples de faisans et des perdrix.
-Ils se nourrissent tout seul ?
-En partie seulement pour les cochons, les volailles elles pourraient vivre seules, mais comme j'ai bien l'intention de les manger, je leurs donne de quoi grossir un peu plus.
Sa marjolaine est délicieuse, je vois bien que son regard évite soigneusement le mien, il ne fait que le croiser sans jamais s'y arrêter. Il a maigri et vieilli, seule ses épaules restent carrées et ses mains grosses et fortes, je me sens toute triste de voir qu'il a choisi la compagnie des poules et des cochons plutôt qu'une compagne ou un compagnon.
-Vous me faites visiter ?
-Avec plaisir, suivez moi.
Nous descendons vers le flanc nord couvert d'acacia, franchissons une haie et je suis épatée : un immense jardin couvert de toute sorte d'arbustes et de légumes, je reconnais tout de suite ses préférés, tomates, courgettes aubergines presque toutes avec les ramures desséchées et pourtant encore avec quelques fruits. Et puis cette oseille qu'il aime tant, des coquerets, des morelles...
Il se baisse et me tend une tomate...
-Goutez celle-ci, c'est une vieille variété presque oubliée...
-Un peu comme moi ?
Et là son regard se pose sur moi une fraction de seconde pendant que je mords dans sa tomate. Est ce bien la tomate ou alors son regard qui m'a paru si délicieux ?
Nous avons fait tout le tour, j'ai vu sa parcelle recouverte des pommes de terre qu'il venait de déterrer, ses quelques arbousiers qui lui avaient donné tant de mal à descendre de la montagne sur son dos, des grands sacs de sapinette d'épicéa, il m'a présentée à ses cochons, à ses poules, ses canards, ses faisans, ses perdreaux qui se étaient tous à l'heure pour leur distribution de nourriture : betterave, topinambour, quinoa et sarrasin.
J'ai visité sa cabane où on voyait le jour au travers des murs, une table, deux chaises et une mauvaise paillasse sur un bas flanc, une cheminée avec un foyer, sans doute pas plus de 6 mètres carré à mon avis. Les deux petits appentis accolés à la cabane servaient de toilettes sèches et de remise à outils et à provisions. A voir les sacs de pomme de terres, de sarrasin, de pommes et de saucissons qui pendaient au plafond je me suis dit qu'il ne mourrait pas de faim ce bougre là.
-Et vous, vous mangez quoi ce soir ?
-Une omelette frite dans du saindoux avec de la tomate, de l'ail et une galette de sarrasin.
Il n'a rien ajouté, le jour déclinait, j'ai compris qu'il me restait à lui dire au revoir.
Je lui ai tendu la main qu'il a serré un peu trop fort pour être celle d'une simple randonneuse.
J'ai repris mon chemin pour retourner à la voiture et plus j'avançais plus j'étais en rogne.
Alors d'un seul coup j'ai fait demi tour et j'ai dit "Je m'en vais te rafraîchir la mémoire tout Albert que tu sois".
Et je me suis mise à courir vers lui ...
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