Créer / Détruire ( C'est le titre d'un excellent ouvrage de Didier Anzieu )
À la suite de mon dernier petit texte fondé sur les dix mots obligatoires et la citation de Victor Hugo, certains m'ont adressé de très vives félicitations. Qu'ils en soient remerciés car cela me touche très profondément.
Parmi ces éloges m'est parvenu un questionnement.
" Wombla, le programme qui régit votre cerveau m'intrigue beaucoup.
Il m'apparait d'un genre innovant tout à fait à part et rare.
Il semble disposer d'un espace de mémorisation gigantesque et conçu pour ne jamais oublier. Ses méthodes de recherche et de restitution apparaissent très performantes.
(Google aussi c'est vous ?! Fallait le dire !!)
Quant à son moteur de transformation et de mise en forme, il est doté d'innombrables fonctionnalités originales.
Un prototype aussi prometteur devrait être cloné à grande échelle. "
Voilà ce que je souhaite répondre.
Ma précédente participation au concours « des dix mots » aurait dû vous en avertir, nous sommes onze inscrits sous un seul pseudonyme et ce que vous découvrez ici est le résultat d'un fructueux travail d'équipe....
Bon! Évidemment que ce n'est pas vrai. De toute façon, je ne crois pas à la création à plusieurs. Dans aucun domaine de l'art ou de la littérature il n'existe de génie à plusieurs.
Je vais donc vous livrer mon secret.
Vous cherchez de quel programme, de quel espace de mémorisation, de quel moteur de transformation, de quelles fonctionnalités, je dispose. Et cela vous interdit d'entrevoir la réponse. Car j'ai balayé tout cela.
J'ai opté pour un nouveau concept de mon invention. En fait, il s'agit d'un structure faite ( excusez-moi, c'est très trivial ) de chair, d'os et de sang, avec au centre un cur ( oui, je sais, il y a des mots qui devraient être interdits ) qui bat. À l'intérieur de cette structure j'ai réussi à faire circuler divers flux, certains relativement perceptibles, comme des émotions, des sentiments ( je vous l'ai dit, c'est violent ), d'autres sont plus intangibles, telles les idées, voire l'âme ( et oui, c'est dur ). Et ( oui, il y a encore pire ) je vais régulièrement puiser aux idées et à l'âme d'autres êtres comme moi ( si, si, il y en a ) qui ont déposé leurs trésors dans des sortes de contenants en papier qu'ils appellent « livres » ( bon, je vais devoir vous quitter, la police de la pensée est à ma porte )....
Créer c'est un mystère, une alchimie qui se réalise quelque part au fond de soi et qui nous échappe. Et d'ailleurs je suis persuadé que cela ne peut fonctionner que si ça nous échappe. La conscience est trop étroite et trop superficielle pour qu'elle réussisse à nouer tous les fils qui se rejoignent dans une uvre. Mais le fait que l'essentiel doive nous échapper ne veut pas dire qu'il faut attendre sans rien faire que l'inspiration vienne et qu'il est impossible de rendre compte de ce qui se passe dans le processus créateur.
Quelqu'un comme Didier Anzieu l'a fort bien analysé. Il a montré combien il ne s'agit pas d'un simple jeu de l'esprit, mais qu'y participent des impératifs affectifs, voire névrotiques. Créer, c'est créer en soi, créer du soi. C'est forcément mettre en scène des scénarios intérieurs.
Et donc, même si le fond ultime du processus créateur reste inaccessible ( nécessairement inaccessible ) il m'est possible ( en gardant quand même un part de mystère ) de vous en dire quelque chose. ( Un peu en désordre, excusez-m'en ).
Sur la mémoire. Je pense que c'est un organe immense dont nous disposons tous. C'est au-delà de ce qu'on imagine. Cela commence dès la naissance. Je me représente l'enfant comme une surface en cire. Tout ce qui lui parvient ( images, sons, sensations ) s'imprime sur cette surface et la trace restera là définitivement. Ce qui va changer au cours du temps c'est la possibilité d'y avoir accès.
En effet il va se produire de nombreux refoulements qui vont rendre tout une partie de ce matériel inaccessible. Mais aussi des conflits internes, des lignes de fracture, des charges affectives trop importantes vont interdire à de nombreux souvenirs de remonter jusqu'à la conscience.
Et même une certaine démission de soi, une certaine dépréciation de soi peut y contribuer.
Par exemple, il n'y a pas si longtemps je connaissais par cur les numéros de téléphone de tous mes amis et connaissances. Mais depuis que j'ai un téléphone portable, je ne fais plus l'effort de les retenir et, de fait, je n'en sais plus un seul.
Quand on avance dans la rencontre avec soi, il y a des moments où des refoulements sautent. C'est très sensible. On a l'impression d'une soudaine liberté. Et, de fait, tout un tas de souvenirs émergent, et un monde, une période de notre vie, redevient disponible à la remémoration. C'est une sensation enivrante.
Je le disais à propos du téléphone je crois qu'un obstacle majeur c'est la technologie. Tout ce qu'elle fait c'est quelque chose que nous ne faisons plus. Mes filles m'ont prêté un baladeur pour que je puisse écouter France-Musique en allant faire le tour du parc de Sceaux. Cela m'a tout de suite été insupportable. J'étais coupé des autres et de moi-même. Je me suis imaginé Mozart ou Bach avec ça sur les oreilles, ils n'auraient jamais rien pu composer. Ça prend toute la place dans les oreilles et dans la conscience et ça empêche que rien d'autre n'y parvienne. Et dans la création, les autres, les bruits du monde, c'est important. Le hasard d'un mot, d'une phrase peut provoquer un déclic, donner une idée, fournir une image.
Quand ce genre de technologie s'est imposée j'avais surnommé cela « l'autisme portatif ». Aujourd'hui je corrigerais la formule car l'autisme c'est un repli sur soi, et que, là, c'est une sorte de disparition ailleurs, dans une machine.
Pour que la création se fasse il faut qu'il y ait une ébullition intérieure. Que tout ce qui est susceptible de servir à l'élaboration du texte se mette en mouvement et devienne disponible. Dans certains cas où le matériel et l'enjeu semblent trop importants, ou sont trop fossilisés au fond de soi, il faut carrément avaler une grenade dégoupillée pour décoller tout ce qui était planqué dans différents coins et ne voulait pas en sortir. ( Pour ma part j'ai utilisé une grenade de la marque Michel Onfray. Très efficace! )
Cela donne une excitation intérieure galvanisante mais qui peut confiner à l'angoisse. En effet on est proche de la crise maniaque, voire de l'automatisme mental. Donc quelque chose qui peut déraper. ( Cela peut être une raison pour ne pas se lancer dans l'aventure ). Il faut donc des contenants solides pour que l'excitation ne se transforme pas en atomisation stérile. Grosso modo, il faut que la grenade crée de l'agitation mais qu'elle ne nous tue pas.
Inventer quelque chose de fantaisiste, d'exubérant, ressemble à un délire. On est tout proche d'une crise psychotique. Il faut, en effet, être déraisonnable, sinon, on est tout de suite monotone, on ne décolle pas. C'est donc encore là quelque chose de peu rassurant, presque angoissant. On crée forcément au bord de la folie, au bord du gouffre. Et il y a toujours la peur de tomber dedans.
En même temps créer comme cela au bord de la folie, c'est intégrer dans la création quelque chose de sa folie. Une manière de transformer de la folie en soi en uvre structurée. Presque une dimension thérapeutique. En tout cas intégrative et distanciatrice, transcendante même. C'est donc un gain important pour soi.
Le symptôme c'est plutôt une lutte interne, une lutte stérile, où le moi refuse d'être envahi par quoi que ce soit qui vienne des profondeurs. La création c'est une manière, pour le moi, d'en laisser entrer, d'intégrer des parties de ces profondeurs à soi, pour s'en enrichir.
Cela participe donc, sinon d'une sorte de guérison, ( je ne crois pas qu'il faille employer le terme ici. C'est abusif ) en tout cas de la construction de soi, de son épanouissement ( dans tous les sens du terme, accroissement, élargissement, ouverture,
).
On voit donc que dans toute création il y a une mise en jeu de son monde intérieur. Le moteur est donc affectif, voire névrotique. Il faut cette agitation, comme si de vieux fantasmes espéraient soudain pouvoir passer à la lumière.
Il ne peuvent pas émerger tel quel. Il faut les aménager, leur donner une forme acceptable. Et plus la forme est sophistiquée, performante, plus ils pourront se glisser dans la création sans causer de dommages.
La forme, c'est ce qui nous vient des autres. Tout ce que j'ai acquis déjà, tout ce que j'acquiers à chaque fois que j'écris un texte.
Entre autres choses, la forme, chez moi, est contenue dans une armada de dictionnaires, de synonymes, analogiques, gradus, thésaurus,
En fait la composition d'un texte se situe là, entre deux mouvements, une force qui vient de l'intérieur et une forme qui vient de l'extérieur. Plus on peut accepter des éléments de sa propre folie et plus on peut se saisir de ce que les autres nous offrent comme structures, comme formes, comme solutions, plus nos réalisations deviennent riches.
Créer ce n'est donc pas du tout un exercice simplement intellectuel. L'intellect c'est ce qui sert à mettre en forme. Mais s'il n'y a rien à mettre en forme, ça ne donne rien, ou alors une espèce de mode d'emploi glacial. Il faut de l'affectif qui pousse, qui agite la baraque. Mais, encore une fois, pas trop, sinon, là aussi, on n'a plus rien, ou alors un champ de ruines, une flaque de boue.
Quelques petites réflexions.
La grande idée c'est de confier la création à des machines. Vous voyez combien c'est ridicule. Car ce qui est important c'est tout le mouvement qui s'opère en soi, et qui enrichit notre moi. Tout ce que la machine fait c'est autant de perdu pour nous.
Nos chers voisins anglais viennent de mettre au point une machine censée gouverner nos rêves. On n'aura qu'à la régler sur le style de productions oniriques qu'on souhaite et, grâce à des ondes envoyées à notre cerveau, elles nous visiterons la nuit. ( Avec, j'imagine, de temps à autre, une page de pub. « Ce magnifique rêve érotique vous a été offert pas les préservatifs Durex. Durex ced lex. » ) Morphée n'a plus qu'à aller pointer au chômage. Et je ne suis même pas sûr qu'il ait droit à des indemnités.
Cela me navre. Quel perte pour nous! La technologie nous vole tout. Brrrrr!
Peut-être que cela explique aussi mon goût pour ces petits textes fantaisistes ou non. C'est mon désir de savoir ce qui s'agite au fond de moi. J'y vais voir et du coup j'ai envie de le raconter, ou du moins de le mettre en scène. Donc forcément je hais toutes les machines, toutes les théories ( les neuro-sciences-sans-conscience, par exemple ) qui voudraient m'en priver.
Je parlais avant cela de la forme. Pour certains elle est perçue comme une limitation, une privation de liberté. Moi, je pense, au contraire, que nous avons besoin de normes, de règles. Par exemple, les dix mots et la citation de Victor Hugo peuvent être vus comme les codes d'une micro-société dans laquelle nous entrons en acceptant de participer à ce concours.
On voit bien que ceux qui refusent la règle ne produisent rien, ou un texte en opposition qui souvent n'apporte aucun plaisir à celui qui le lit.
Moi, convaincu du bien-fondé d'avoir des règles, je tente au contraire de les transcender. Donc, je cherche l'étymologie des mots, leurs différentes acceptions, leurs différents sens. Et tout cela m'ouvre un univers très vaste dans lequel je peux évoluer sans quasiment de limites, alors que celui qui reste près de la barrière à se plaindre qu'elle lui vole une part de liberté, n'a pas bougé de l'endroit où il est en train de mesurer le nombre de centimètres qu'on lui aurait ainsi volés.
Les contraintes peuvent et doivent servir à la fois de stimulation, de base, de fondement solide, de matériau à la création. On doit les intégrer et construire avec elles, comme avec les éléments d'un collage, un chef-d'uvre.
Parce que les contraintes ce sont aussi toutes celles qui sont en nous. Ma vie je ne peux l'inventer qu'avec ce qui est moi. Je ne serai jamais champion du cent mètres, ni Miss Monde. C'est évident. Je suis limité par plein de choses qui sont ce que je suis. Donc il faut que je fasse avec. Ma vraie liberté et ma réelle créativité, c'est cela. Savoir ce dont je dispose et essayer d'en faire un chef-d'uvre.
Regardez quelles sont les plus belles et les plus grandes uvres qui soient. Le requiem de Mozart, celui de Fauré, celui de Duruflé, la Messe en si de Bach, l'« Agneau mystique » des frères Van Eyck, Le « Jugement dernier » de Van der Weyden..... Toutes, des uvres entièrement contraintes. Le texte, l'ambiance de chaque section du requiem ou de la messe, les attributs des saints, la description du paradis ou de l'enfer, tout est déjà établi, fixé par la tradition. Mais quand un génie comme Mozart ou comme Van Eyck, s'en saisit, il transcende tout cela pour en faire un chef-d'uvre. Il n'y a aucune création ex nihilo.
Créer c'est disposer d'un maximum de matériel et de matériau. On ne fait rien avec rien. Ceux qui pensent qu'il faut laisser les enfants exprimer leur créativité sans rien leur apporter pour ne pas la gâcher les privent de pouvoir être créatifs. Car créer c'est un long travail de lien, de synthèse entre tout ce dont on dispose. Et plus on dispose d'éléments, plus la création est riche. Donc, si nous voulons que nos enfants soient de grands créateurs il faut leur donner le maximum de moyens.
Certains, je pense à Henri Michaux par exemple, ont imaginé qu'on pouvait améliorer sa part de créativité grâce à des produits. ( Alcool, drogue, mescaline pour Henri Michaux ) Cela ne favorise rien. Créer c'est relier. La drogue ça délie. C'est surtout une uvre de mort. Donc tout le contraire d'une création. Il y a d'ailleurs un très édifiant passage à ce sujet dans « Ivre de femmes et de peinture » de Im Kwon-Taek, où le héros se saoule pour voir ce que cela donne et découvre horrifié, le lendemain matin, un bidule infâme quand il pensait avoir réalisé un chef-d'uvre.
J'ai fait le parallèle entre symptôme et création. Le symptôme est stérile. Il opère entre soi et soi. La création pense à l'Autre. Et quand j'écris, j'écris en général pour quelqu'un ou quelques-uns. C'est bien sûr le cas sur ces pages. Je commence à connaître un certain nombre d'habitués du lieu.
Je ne peux pas leur balancer quelque chose de médiocre, de mal ficelé, de bâclé. Je leur dois un texte qui soit lisible, intéressant, bien construit. Je leur dois du plaisir.
D'autant que c'est aussi mon plaisir d'imaginer, qu'en me lisant, ils en ont. Et bien souvent j'aimerais être là quand ils découvrent ce que j'ai écrit.
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