Pour celles ou ceux qui nont pas eu le temps de lire les précédents épisodes de cette histoire, je vais les résumer en quelques lignes.
Alexis, la cinquantaine, habite un petit hameau dans le Dévoluy, territoire situé au centre-Nord du département des Hautes-Alpes. Cest un solitaire qui a une passion la nature, les endroits sauvages et qui pratique la spéléologie depuis une vingtaine dannées. Près de chez lui, il existe dans plusieurs vallons des curiosités géologiques, les chourums, qui sont des gouffres assez profonds et qui ont la particularité dêtre remplis de glace. Un matin, alors que lhiver nen finit pas, il part dans la neige à la recherche dun de ces gouffres. Personne nest encore descendu dans ce chourum (*). Après quelques difficultés pour parvenir à le localiser, Alexis descend dans le gouffre. Il est émerveillé par le spectacle quil découvre en atteignant le fond. Il visite une cavité remplie de concrétions calcaires
Mais le temps passe et il entreprend la remontée du puits. Une chute de plusieurs mètres le projette vers le bas. Après sêtre ressaisi, il saperçoit quil a une fracture à la jambe
Sera-t-il définitivement cloué au fond du gouffre ou a-t-il une chance de sen sortir et de revoir le ciel ?
Pour Alexis, la priorité maintenant est de stopper lhémorragie. Il extrait de sa trousse de secours une compresse sur laquelle il verse de leau oxygénée. Après avoir dégagée létoffe de la jambe droite de son pantalon, il applique la compresse sur sa blessure en appuyant fortement durant plusieurs minutes. La douleur le fait grimacer ! Il récupère dans son sac une petite coque en plastique et des fixations pour se faire une attelle et consolider sa fracture à la jambe. Il sest brisé le péroné !
Avec laide de ses piolets, Alexis tente de se redresser. Il serre les dents et doit sy reprendre à deux fois avant de parvenir à se remettre debout. Il regarde vers le haut et se souvient quavant datteindre la partie verticale du puits, il va falloir passer dans un étroit tunnel. La partie nest pas gagnée !
Sa lampe éclaire faiblement la galerie. Il constate que leau suinte sur les parois beaucoup plus quil y a une heure. Sa montre indique 15h45. Il va essayer de grimper avec la corde, à la force des bras, la glace étant devenue trop molle pour utiliser les piolets. D'ailleurs, il serait nimporte comment impossible deffectuer une ascension sans avoir au moins 3 points dappui.
Il décide de remplacer la batterie de sa lampe puis, avec hargne, il sempare de la corde.
Les premiers mètres quil effectue sont terribles. Pour traverser le tunnel, il doit se contorsionner et les mouvements - quil faut exécuter dans cet espace étroit - lobligent à utiliser tous ses membres. Et cest un peu comme si on comprimait sa jambe fracturée dans un étau à chaque fois quil lutilise pour exercer une poussée, nécessaire pour avancer de quelques centimètres !
A 16h30, il atteint enfin le puits vertical et sadosse à la paroi pour souffler un peu. Handicapé par sa fracture, il a été très secoué par cette longue épreuve physique. Il sest souvent demandé sil allait voir la fin de ce tunnel ! Il sait que leffort à fournir maintenant pour gravir environ 90 m de galerie verticale va lobliger à concentrer toute son énergie sur ses bras. Il est encore beaucoup trop bas pour distinguer un filet de lumière naturelle.
A 16h40, il commence son ascension. Dans moins dune heure, il fera nuit au dehors. Les journées sont encore courtes en ce début du mois de Mars ! Alexis pense à son chat. Il va devoir encore lattendre, une fois de plus !
Sous son casque, il transpire tellement que les gouttes de sueur coulent sur son front. Il est obligé de fermer les yeux. Lirritation de sa rétine nest rien à côté de la douleur lancinante qui sintensifie dans sa jambe droite. Mais il doit continuer à progresser sur sa corde et ne pas se focaliser sur sa souffrance. Après tout, personne ne la obligé à descendre dans ce chourum. Il sagrippe à la corde et plie sa jambe valide en tirant vigoureusement sur ses bras. Il avance petit à petit, par portion de 10 cm et rejette à chaque fois, en soufflant bruyamment, lair quil vient daspirer.
Laltimètre le renseigne sur sa progression : il a parcouru une trentaine de mètres. Il observe la partie haute de la galerie. Pas un soupçon de ciel indiquant quil s'est rapproché du plan incliné qui constitue la partie terminale du puits !
Les forces quil a déployées depuis le début de lascension commencent à lui manquer. Il doit faire impérativement une pause pour mettre au repos les muscles de ses bras. Impossible de se caler avec les jambes et de sadosser contre la paroi de la galerie pour reprendre son souffle puis donner quelques minutes de répit à ses bras. La surface de la paroi est lisse comme une patinoire ! Lunique solution qui soffre à lui, cest de redescendre complètement, jusquà lentrée du tunnel, et dattendre le temps quil faudra pour récupérer des forces.
Alexis se laisse glisser vers le fond. Il serre les paupières et des larmes roulent sur son visage: il est presque retourné à son point de départ ! La douleur lui laboure la jambe droite. Il sait maintenant quil ne sortira peut-être jamais de ce gouffre. La mort lui a toujours paru si lointaine mais à présent elle commence à rôder autour de lui. Une pensée sinistre lenvahit : il pense à son frère qui sest tué il y a 10 ans et dont les circonstances de la mort nont jamais été élucidées. Par contre, pour ce qui le concerne, la cause de son décès - s'il se produit - sera aussi claire que la couleur de la glace qui lentoure. A part son chat, personne ne remarquera son absence dans les heures qui viennent. Les rares amis quil possède ne constateront sa disparition que dans 2 ou 3 jours... Mais il a choisi un mode de vie qui, dans ce type de situation, ne peut avoir dautres conséquences que de le laisser seul, face à lui-même et il en est bien conscient. Il y a déjà longtemps quil nattend plus rien des individus qui vivent autour de lui, tant il a été déçu si souvent par leur comportement. La mesquinerie, le sectarisme, les lamentations, les trahisons, les discours qui ne se traduisent jamais par des actes, il en a « sa claque » et il a préféré ne plus être le témoin de cette comédie, si fréquente parmi lespèce humaine. Même sil ne doit jamais revoir un petit coin de ciel bleu, il aura essayé au moins de profiter de la vie, à sa façon, en se fondant dans ce monde où tant de gens ne trouvent plus leur place...
Alexis pense à son chat. Quand il rentrait, souvent très tard, dès quil avait pénétré dans le couloir, il sautait de sa chaise et venait se frotter contre ses jambes en ronronnant pour lui manifester sa joie. Lanimal, sil avait pu parler, lui aurait dit : « Tu rentres maintenant ! Je me suis inquiété ». Alexis se frotte la joue pour faire disparaître une larme
Il est triste mais serein. Il sait que la nature, surtout quand on cherche à percer ses secrets, ne tolère pas décart. Il a commis une faute et il accepte den supporter les conséquences. Il ferme les yeux...
Dans le vallon, qui se trouve à plus de 100 mètres au-dessus d'Alexis, le ciel bleu sest teinté de traînées roses. Le soleil décline lentement. A Saint-Agnières-en-Dévoluy, la cloche de léglise se met à tinter : il est 17h30. Une journée se termine, semblable à celle d'hier. Derrière les vitres des maisons du village, des lumières commencent à briller. La vie continue. Les nouvelles du monde, et notamment les conflits, les famines, les incendies, les inondations, s'égrennent à la radio... Ici, on est loin de tout cela. On vit simplement. Seul un fait d'hiver, pour autant qu'il se produise dans le département, arrive à retenir l'attention de quelques habitants.
Alioth
N.B : je ne vous raconterai pas la fin de cette histoire. Je préfère laisser libre cours à votre imagination. Comme de nombreux enfants, nous aimerions quAlexis puisse revoir un petit coin de ciel bleu. Mais aura-t-il la force de reprendre la corde qui pend devant lui ?
« Lhomme se découvre quand il se mesure avec lobstacle ».
Antoine de Saint-Exupéry
(Terre des hommes)
(*) chourum :nom donné dans la région à ces grottes verticales souvent remplies de glace.
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