Cétait quelque chose de minuscule. De si misérablement petit, si imperceptible, quau début, cela navait même pas dexistence, cela tenait si peu de place quon aurait pu loublier. On aurait pu même nen jamais parler. Cétait tellement infime, intime surtout. De cette intimité quon ne peut partager avec personne, car personne ne pouvait légitimement comprendre et compatir.
Bien sûr que lon peut toujours dire quon a mal. Que la souffrance est insupportable. Quon dirait même plutôt quil sagit de douleur.
Ce nest pas seulement comme la douleur du deuil. Qui est incommensurable. Et parfois si lente à sapaiser . Il en faut des saisons
Ce nest pas seulement comme cette blessure de labandon. Qui est dévastatrice. Qui peut vous anéantir. Puis pour toujours rester en mémoire à tel point que plus jamais vous ne ferez confiance.
Ce nest pas non plus comme le chagrin. « Quand lamour sen va et que tout est finit. ». Les larmes ne suffisent pas à noyer cette peine immense. Il en faut des mouchoirs. Souvent proche du désespoir, cette tristesse là vous secoue de lintérieur, dans un sanglot denfant, avec ce sursaut des épaules tellement chargées que cen est pitié que de les sentir si frêles et de ne rien pouvoir
Cette petite chose ridicule et innommable, elle ne lavait pas vue tout de suite. Juste elle la pressentit. Cela vint et sinstalla. Cela commença par une vague impression, de ciel bas, de ciel gris. De bruine collante sur la vitre de ses yeux. De paupières lourdes. De regards perdus. De semelles crottées. De lenteur. De maladresse. Dépuisement. Une sensation de pesanteur. Dombres. De chute. Avec tout au fond, une rivière de boue chargeant ses cailloux le long de sinueuses gorges étroites et sombres.
Un seul de ces cailloux saccrocha
Le plus petit, anodin, parfaitement ordinaire, qui sincrusta. Et demeura.
Cela sannonça sans bruit. En même temps que le souvenir dune odeur. Une odeur de parfum, ou de peau, elle ne savait plus maintenant, et en même temps que lodeur ravivait des souvenirs, précis ou vagues, quimporte aujourdhui, le petit caillou se mit à rouler, ce fut un tout petit roulis de caillou ordinaire
Presque un bercement. Elle ny prêta guère dattention.
Alors lautre, ce minuscule, invisible, à lintérieur delle-même, se mit à prendre lhabitude perverse de se mettre à rouler à chaque odeur, chaque saveur, chaque souvenir qui passait
Ce fut terrible.
Elle le reconnaissait à présent. Cétait là. Elle le sentait. Quelque chose avait éclos dans cette odeur qui la troublait son parfum, sa peau oui encore et encore- Dans cette musique tendre ce disque presque rayé à force-, qui lui rappelait un instant magique. Quelque chose dinsistant, un point quelque part dans son crâne, quelque chose de dur, de minéral, se mettait à bouger, à vriller ses os, en dedans, puis à rouler dun côté de lautre, en tapant sur les parois, comme une bille métallique, comme la petite boule du flipper, qui ne sait pas vraiment où elle va, qui se cogne avant de rebondir de lautre côté, dans un claquement de verre se brisant sur du fer. Elle sentait cet élancement, et reconnaissait doù soudain émergeait la douleur, irradiante, qui la traversait.
Il aurait fallu pouvoir. Il aurait fallu extirper cette petite chose. Puisquen vérité, elle savait doù venait sa douleur, il aurait suffit de la contraindre. Calmer ce roulis. Faire cesser ce tangage. Arrimer son caillou. Lempêcher de cogner. Mais aucune échappatoire, cétait un huis-clos. On nen sortait pas. Ce poids, cette drôle de chose en dedans, nen faisait quà sa tête. Lempêchant carrément de respirer, lui coupant le souffle, lui bourrant la bouche de coton, sifflant dans ses oreilles, la malmenant et limmobilisant pour finir. Elle devait rester là, pantelante, silencieuse, à écouter sa bille de fer rouler, si petite quon aurait pu croire quelle linventait. Elle aurait pu la dessiner tant ses contours lui étaient devenus familiers, bien sûr quelle était ronde. Il ny avait aucun doute. Elle en sentait bien la forme. Cependant parfois elle croyait y percevoir quelque angle vif, tranchant et coupant, comme la réalité. Elle avait beau parcourir de sa pensée confuse, les contours précis et solides de sa sphère de métal, les examiner attentivement, elle ne trouvait rien qui puisse expliquer cette impression de brûlure.
Cétait bien une bille. Minuscule. Lisse. Comme un petit pois. Pas plus.
Elle chercha à interrompre cette course sans fin de la boule dans sa tête. Elle sefforça de respirer lentement. De méditer, assise en lotus. Elle sen remit cent fois à des méthodes qui avaient soit disant fait leurs preuves. La petite bille, inlassablement, reprenait sa course. Faisait un tour complet, en frappant les obstacles, revenait au point de départ puis repartait en se balançant faire un autre tour, et nen finissait pas.
Faute de pouvoir séchapper, elle roulait de plus belle.
Ce nétait pas comme une pensée qui vous prend et ne vous quitte plus. Cétait autre chose. Une présence presque palpable. Même pas vraiment une ennemie. Même pas exactement une étrangère.
Simplement un signal. Une manifestation dun souvenir exaspéré, qui nen finit pas de jouer le même morceau, qui refuse de quitter lendroit, de céder la place. Une nostalgie emprisonnée impossible à étouffer. Un flipper qui lancerait sa boule en fer en même temps que le juke-box engagerait son disque : un duo du diable ! gagnant à chaque coup ! et qui vous laisserait K.O.
Un mécanisme diabolique oui. Impossible à arrêter.
Elle savait que chaque journée serait interrompue dix fois par la divagation éperdue et cela lexaspérait. Elle était à la merci de ce manège sadique. Elle ignorait que cela durerait des années
Pourtant, peu à peu, la petite bille -ou le petit caillou elle ne savait plus trop-, ralentit son mouvement. Elle nallait plus vraiment au bout de sa trajectoire, et sarrêtait de plus en plus souvent au milieu de sa course.
Le jour vint enfin, où elle simmobilisa.
Un beau matin, comme par surprise, on put ouvrir les volets, dépoussiérer les meubles, jeter quelques objets, et regarder au loin le soleil se lever. La rivière en bas miroitait dans la lumière. Il allait faire beau.
http://youtu.be/p2Pjwp6HO2g
http://youtu.be/_psgVbj9J3Y
↧