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Un petit poids chez soi par Annaconte

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C’était quelque chose de minuscule. De si misérablement petit, si imperceptible, qu’au début, cela n’avait même pas d’existence, cela tenait si peu de place qu’on aurait pu l’oublier. On aurait pu même n’en jamais parler. C’était tellement infime, intime surtout. De cette intimité qu’on ne peut partager avec personne, car personne ne pouvait légitimement comprendre et compatir. Bien sûr que l’on peut toujours dire qu’on a mal. Que la souffrance est insupportable. Qu’on dirait même plutôt qu’il s’agit de douleur. Ce n’est pas seulement comme la douleur du deuil. Qui est incommensurable. Et parfois si lente à s’apaiser . Il en faut des saisons… Ce n’est pas seulement comme cette blessure de l’abandon. Qui est dévastatrice. Qui peut vous anéantir. Puis pour toujours rester en mémoire à tel point que plus jamais vous ne ferez confiance. Ce n’est pas non plus comme le chagrin. « Quand l’amour s’en va et que tout est finit. ». Les larmes ne suffisent pas à noyer cette peine immense. Il en faut des mouchoirs. Souvent proche du désespoir, cette tristesse là vous secoue de l’intérieur, dans un sanglot d’enfant, avec ce sursaut des épaules tellement chargées que c’en est pitié que de les sentir si frêles et de ne rien pouvoir… Cette petite chose ridicule et innommable, elle ne l’avait pas vue tout de suite. Juste elle la pressentit. Cela vint et s’installa. Cela commença par une vague impression, de ciel bas, de ciel gris. De bruine collante sur la vitre de ses yeux. De paupières lourdes. De regards perdus. De semelles crottées. De lenteur. De maladresse. D’épuisement. Une sensation de pesanteur. D’ombres. De chute. Avec tout au fond, une rivière de boue chargeant ses cailloux le long de sinueuses gorges étroites et sombres. Un seul de ces cailloux s’accrocha…Le plus petit, anodin, parfaitement ordinaire, qui s’incrusta. Et demeura. Cela s’annonça sans bruit. En même temps que le souvenir d’une odeur. Une odeur de parfum, ou de peau, elle ne savait plus maintenant, et en même temps que l’odeur ravivait des souvenirs, précis ou vagues, qu’importe aujourd’hui, le petit caillou se mit à rouler, ce fut un tout petit roulis de caillou ordinaire…Presque un bercement. Elle n’y prêta guère d’attention. Alors l’autre, ce minuscule, invisible, à l’intérieur d’elle-même, se mit à prendre l’habitude perverse de se mettre à rouler à chaque odeur, chaque saveur, chaque souvenir qui passait … Ce fut terrible. Elle le reconnaissait à présent. C’était là. Elle le sentait. Quelque chose avait éclos dans cette odeur qui la troublait –son parfum, sa peau oui encore et encore- Dans cette musique tendre –ce disque presque rayé à force-, qui lui rappelait un instant magique. Quelque chose d’insistant, un point quelque part dans son crâne, quelque chose de dur, de minéral, se mettait à bouger, à vriller ses os, en dedans, puis à rouler d’un côté de l’autre, en tapant sur les parois, comme une bille métallique, comme la petite boule du flipper, qui ne sait pas vraiment où elle va, qui se cogne avant de rebondir de l’autre côté, dans un claquement de verre se brisant sur du fer. Elle sentait cet élancement, et reconnaissait d’où soudain émergeait la douleur, irradiante, qui la traversait. Il aurait fallu pouvoir. Il aurait fallu extirper cette petite chose. Puisqu’en vérité, elle savait d’où venait sa douleur, il aurait suffit de la contraindre. Calmer ce roulis. Faire cesser ce tangage. Arrimer son caillou. L’empêcher de cogner. Mais aucune échappatoire, c’était un huis-clos. On n’en sortait pas. Ce poids, cette drôle de chose en dedans, n’en faisait qu’à sa tête. L’empêchant carrément de respirer, lui coupant le souffle, lui bourrant la bouche de coton, sifflant dans ses oreilles, la malmenant et l’immobilisant pour finir. Elle devait rester là, pantelante, silencieuse, à écouter sa bille de fer rouler, si petite qu’on aurait pu croire qu’elle l’inventait. Elle aurait pu la dessiner tant ses contours lui étaient devenus familiers, bien sûr qu’elle était ronde. Il n’y avait aucun doute. Elle en sentait bien la forme. Cependant parfois elle croyait y percevoir quelque angle vif, tranchant et coupant, comme la réalité. Elle avait beau parcourir de sa pensée confuse, les contours précis et solides de sa sphère de métal, les examiner attentivement, elle ne trouvait rien qui puisse expliquer cette impression de brûlure. C’était bien une bille. Minuscule. Lisse. Comme un petit pois. Pas plus. Elle chercha à interrompre cette course sans fin de la boule dans sa tête. Elle s’efforça de respirer lentement. De méditer, assise en lotus. Elle s’en remit cent fois à des méthodes qui avaient soit disant fait leurs preuves. La petite bille, inlassablement, reprenait sa course. Faisait un tour complet, en frappant les obstacles, revenait au point de départ puis repartait en se balançant faire un autre tour, et n’en finissait pas. Faute de pouvoir s’échapper, elle roulait de plus belle. Ce n’était pas comme une pensée qui vous prend et ne vous quitte plus. C’était autre chose. Une présence presque palpable. Même pas vraiment une ennemie. Même pas exactement une étrangère. Simplement un signal. Une manifestation d’un souvenir exaspéré, qui n’en finit pas de jouer le même morceau, qui refuse de quitter l’endroit, de céder la place. Une nostalgie emprisonnée impossible à étouffer. Un flipper qui lancerait sa boule en fer en même temps que le juke-box engagerait son disque : un duo du diable ! gagnant à chaque coup ! et qui vous laisserait K.O. Un mécanisme diabolique oui. Impossible à arrêter. Elle savait que chaque journée serait interrompue dix fois par la divagation éperdue et cela l’exaspérait. Elle était à la merci de ce manège sadique. Elle ignorait que cela durerait des années… Pourtant, peu à peu, la petite bille -ou le petit caillou elle ne savait plus trop-, ralentit son mouvement. Elle n’allait plus vraiment au bout de sa trajectoire, et s’arrêtait de plus en plus souvent au milieu de sa course. Le jour vint enfin, où elle s’immobilisa. Un beau matin, comme par surprise, on put ouvrir les volets, dépoussiérer les meubles, jeter quelques objets, et regarder au loin le soleil se lever. La rivière en bas miroitait dans la lumière. Il allait faire beau. http://youtu.be/p2Pjwp6HO2g http://youtu.be/_psgVbj9J3Y

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