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Le syndrome du moulinet par Tcherenkov

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Mathilde a voulu me présenter à une de ses amies. Elle m'a prévenue : "Jeanne est folle, mais je l'aime bien" Elle a pensé que ça m'inspirerait, que j'avais besoin de rencontrer des "personnalités fortes". Comme beaucoup de gens, Mathilde imagine que ceux qui ont un grain sont forcément inspirants, quelle que soit la taille du grain. Elle pense également que le grain produit de la personnalité, Mathilde est un peu nouille mais je l'aime bien. Elle dit que les gens ordinaires n’ont pas grand chose à raconter - - Tu as fait quoi cet été ? - Rien - Et cet hiver ? - J’ai relu tout Cronin - et qu’ils ne sont pas inspirants mais expirants, c’est à dire, parce qu’il faut tout vous dire, en voie d’expiration. Il n'y a que Pierre Michon pour s'y intéresser, et encore, même racontées par un écrivain de belle renommée, elles ont bien mal à lever, ces vies si petites qu’elles passeraient dans le chas d’une aiguille sans que personne n’ait seulement conscience de la présence de l’aiguille. Ne rien être, ne rien faire, ne rien paraître : le soi nu planqué sous les corsets des jours à téter le mamelon vide et sec de la reconnaissance. Vous avez beau être « cette chose étonnante qu’est une vérité éternelle qui va mourir », ça ne se remarque pas de prime abord, et ce qui se voit est bien plus important que toute la littérature de Michon et de Jankélévitch réunie, il n’y a pas à dire. Jeanne a donc un grain qu'elle expose volontiers à qui veut bien s'y intéresser. Elle pense que son grain est un indéniable atout de séduction et n'a pas tort ; les hommes aiment les femmes à grain, même si la plupart du temps ils se tirent en courant, bien avant de l'avoir moudré (inutile de me faire remarquer qu'on dit moudru, j’ai toujours préféré le grain moudré) en racontant par la suite, une fois qu'ils ont digéré leur erreur, « qu’elle était vraiment trop barge", tandis que de leur côté, les barges regardent les hommes partir en disant « qu’il en avait pas» Bref, le méli mélo ordinaire. Le jour de notre rendez vous, Jeanne est arrivée en dessinant dans l'air de grands moulinets avec ses bras , comme si elle était atteinte d'une maladie orpheline liée à ce qu’on allait très vite appeler le syndrome du moulinet. Mathilde lui a montré où j'étais, tout au fond de la salle, Jeanne s’est alors précipitée vers moi avec un sourire carnassier et j'ai aussitôt pensé qu'elle voulait me manger tout de suite, ou plus exactement, qu'elle voulait que je la mange tout de suite, que je la croque avec mes questions, pour ensuite pouvoir me demander si sa personnalité avait le goût de la rareté, de l’exception, et que mes papilles enthousiastes accourent vers mon cortex en m'implorant d'en faire une histoire que l'on n'oublierait pas de sitôt. Derrière elle, partant de son coccyx et tenues entre elles par un fil invisible, ses excitations remuaient dans tous les sens, telle une farandole de casseroles accrochée à une voiture de jeunes mariés juste avant la nuit de noces. "Moi ce que j'aime, c'est rencontrer des gens. Parler, parler, parler. Je ne vous cache pas que j'aime bien être au centre des discussions. Je ris beaucoup, j'adore rire, pas vous ? je ris très fort et généralement c'est contagieux, et lorsque tout le monde rit, je me sens comment dire ... excellente. J'aime bien aussi rencontrer des hommes et les séduire, ça, j'adore, surtout les retors, ceux avec qui c'est difficile, que les femmes à grain rebutent. Ceux là, j’aime bien, c'est comme un défi." Elle parlait fort. Tout le monde entendait ce qu'elle racontait. De temps en temps elle posait une main sur mon bras pour être certaine que j’étais encore là, ou peut être juste pour montrer qu'elle savait toucher les gens. « Le pire, c'est le soir. Comme je déteste me retrouver seule, je passe des heures au téléphone, ou sur des chat, ou sur des sites, enfin partout où je peux dire des conneries. Parler, échanger des messages, j'adore. Et faire parler aussi. Vous savez, avoir la posture de celui qui écoute, c'est très facile. Au début les gens sont timides, mais si vous tenez bien la posture, si vous ne cédez pas au soupir, alors très vite vous tirez un fil dans la vie de l'autre et tout vient avec. Et lorsque l'autre vous quitte, il pense que vous êtes vraiment un être exceptionnel et généreux, et j'aime bien qu'on pense ça de moi. J'aimerais bien que vous écriviez une histoire sur moi. Mais il ne faudra pas dire que c'est moi qui l'ai demandé, ni que je fais ça parce que je me trouve intéressante. D'ailleurs, en réalité, c'est justement parce que je ne me trouve pas assez intéressante que je m'excite comme ça. Car si réellement j’avais une juste connaissance de moi même, je serais comme vous : je m'en foutrais. Mais je ne m’en fous vraiment pas. Le matin, lorsque je me réveille, je sens que je vais être tellement excitée toute la journée à l’idée de ne pas pouvoir prouver à quiconque l'intérêt que je représente, que je suis obligée de prendre un calmant. Vous faites comment, vous, pour ne pas vous réveiller avec ça dans la tête ? Quand je me réveille, j'allume la radio et je chante à tue tête pour ne pas m'entendre penser. Si jamais quelqu'un frappe à ma porte, ce qui n'arrive jamais à cette heure là, il me trouvera en train de chanter joyeusement. Et l'essentiel, c'est qu'il pense vraiment que je suis joyeuse. Ma mère gardait toujours à proximité une tenue prête pour sa mort. Bien plus importante pour elle que de mourir, c'était l'apparence qu'elle aurait à ce moment là qui comptait, le regard de l'autre, cette obsession, cette maladie, cette verrue dans la vie des gens. Vous voyez comme j'ai un grain intéressant ? Mathilde m'a dit que vous vous intéressiez au grain des autres. Je pourrais vous dire beaucoup de choses sur moi, comme par exemple que je n'ai aucune sexualité, que je ne suis pas seule dans ce cas, et que je n'en souffre pas du tout. Même ça, on dirait que ça ne vous intéresse pas. Mais alors qu'est ce qui vous intéresse ? Vous, vous n’irez jamais très loin dans la vie, ça c'est sûr, parce que pour avoir un peu d’envergure, il faut commencer par écouter, et visiblement ce n'est pas votre genre. J'aurais pensé qu'une femme sans sexualité, mais suffisamment tordue pour séduire quand même les hommes, ça pourrait vous intéresser. Une histoire comme la mienne, si on la rate, c'est qu'on n'est pas curieux du monde. Mathilde s'est trompée, vous êtes vraiment une femme décevante. Les femmes à grain vous savez, il n'y en a pas tant que ça. Souvent elles font semblant mais en réalité elles sont très ordinaires. Moi je suis une vraie femme à grain. Vous ne voyez rien, vous ne comprenez rien, tant pis pour vous. Je m'en vais." Elle se leva alors, et comme à son arrivée étendit ses bras de chaque côté d'elle. Puis elle se mit à les faire tourner d'abord lentement, et de plus en plus vite. Enfin elle décolla du sol, frôla le plafond, passa par dessus toutes les vies ordinaires attablées dans le café à ce moment là, franchit la porte et s'envola.

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