Les pluies diluviennes finirent par se fatiguer, les nuages sen allèrent comme des effiloches de queues de pie par dessus des frocs essorés et nul ne vit les nuées senfuir dans la nuit.
Au matin, le linge du ciel dégorgea en rosée et Être sortit de terre. La tête droite et la peau encore humide et fraîche. Sans bras, sans jambe, comme un torse vainqueur qui ne demanderait quà respirer. Très vite, Être apprit à se mouvoir, rouler, contourner, regarder, observer, contempler, se laisser entraîner, là par une eau claire en filet quil sembla vouloir tisser. Ici par un torrent didées dans lequel il feignit de se noyer simplement pour rire ou pour pleurer ou même pour rien, mais dont il finit toujours par émerger comme un bouchon de liège dans la tempête. Être se laissa porter par lenvironnement, tout contenu dans la jouissance de ses sentiments, il apprit à les maîtriser, les canaliser, les trier, les contrôler pour parfois laisser tout filer, il appela cela: mon « laisser-aller » et dans sa bouche, ce mot tout droit sorti de « la la land », prit des allures de mystères, seule une érudition particulière permettrait de le comprendre dans son infini luminosité.
Être était heureux, pourtant, il se sentit une incomplétude qui le gratta et devint une sorte de douleur sporadique qui lenvahit comme une colonie de champignons pousse après la pluie avant de pourrir sur pied.
Jusquau jour où, après avoir dévalé une prairie suffisamment inclinée pour quil puisse se griser de vitesse, il tomba nez à nez avec un drôle dêtre : tout carré, des chiffres voletant tout autour de sa tête comme une armée de mouches mues par une activité calculée; ses membre étaient forts, musculeux et robustes. Être ne put quadmirer ce corps sculpté de tant de beauté. Pétri de contemplation, il fermenta didées et dinterrogations à son sujet. Jamais il navait rencontré si belle personne, si différente de son petit être.
« Je mappelle Faire, et toi, quel est ton nom ?
- Je réponds à celui dÊtre.
Faire hocha la tête et un instant les mouches de chiffres sinterrompirent comme scellées dans lair. Puis Faire reprit son ouvrage et les mouches avec. Il creusait la terre pour faire une route qui permettrait de monter jusquen haut de la montagne.
- Et que fais-tu dans la vie Être ? demanda-t-il en soulevant une pelle lourde de cailloux pour les rejeter sur un tas de pierres.
- Je suis
Je ne sais rien faire dautre.
- À quoi bon être si cest pour ne rien faire ?
Faire ne décocha pas un seul sourire. Son visage était aussi aride et blême quune figue sèche saupoudrée de farine. Harassés de fatigue, ses yeux semblaient définitivement éteints.
Sans interrompre son travail, il invectiva Être dune voix contrainte à leffort.
- Comment vas-tu faire pour remonter la pente que tu viens de dévaler ?
- Pourquoi y retournerais-je puisque jen viens ?
- Parce que je méchine à construire une route pour que des gens comme toi puissent retourner doù ils viennent triple idiot !
- À quoi bon construire une route qui remonte en arrière ? Je vais de lavant, toujours.
- Parce quil faut bien faire quelque chose de sa vie, parce quil faut réussir, avoir des objectifs, sacharner à la tâche jusquà ce que mort sen suive.
- Quest-ce que réussir sa vie si on ne peut en jouir ?
Faire regarda Être comme sil parlait javanais.
- Jouir ? Quel est ce mot ? Moi je fais pour remplir ma vie, est-ce que « jouir » remplit une fonction ?
- Jouir est un mot qui mest aussi indispensable que lair pour respirer, exactement comme tu as besoin du mot faire pour exister.
Faire ne comprit rien à ce charabia existentiel. Mais il fut intrigué et les mouches se mirent dans un coin de tête pour tricoter. Il laissa tomber la cognée et vint sasseoir à côté dÊtre qui contemplait la vallée.
De ce jour, ils ne se quittèrent plus. Oh, bien-sûr, ils se chamaillèrent tant et tant quils vécurent bien des ruptures, mais comme aimantés, ils finirent toujours par se réconcilier. De leur union naquirent Maison, Chagrin, Bonheur, Camion, Fabrique, Tolérance, Livre et surtout Dictionnaire à qui revint la charge de trouver un nom à chaque nouveau-né.
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