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Il vendait des marrons c'était toute sa vie par Victoriahannah

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Nous sommes à la fin du mois d’octobre, il est 5h de l’après-midi et je suis assise à la terrasse de l’indus’, en train de savourer mon café crème, une écharpe bien chaude autour du cou. Mes yeux balayent cette grande place du marché, toujours très animée à cette heure ci; on peut y voir des gens se hâter de rentrer chez eux, après leur journée de labeur, des enfants profitant des dernières lueurs de la journée pour jouer au ballon, ou passer en trottinette, quelques couples d’adolescents enlacés ne parvenant pas à se détacher l’un de l’autre, et retardant toujours le moment du dernier baiser… Je suis restée là dans le froid naissant du milieu de l’automne, à regarder la nuit descendre jusqu’à ce que les réverbères s’allument enfin, je m’attarde sur les reflets des néons qui jouent sur les dalles de la place, témoins de l’ultime effervescence d’une ville pressée de s’endormir… Le jour finissant. Alors que mes doigts commencent à s’engourdir, je hume l’odeur des marrons que le vieil homme fait rôtir sur sa plaque en taule, parfum d’automne qui chatouille mes narines et fait naître l’envie de goûter ces quelques marrons, autant que de réchauffer mes mains glacées grâce au sachet tout chaud qu’il me tendra contre quelques pièces. Il vendait des marrons, c’était toute sa vie… Il se tenait toujours sur la place du marché ou bien à l’abri sous les arcades en cas d’intempéries. Il me connaît bien…. Il me voyait déjà passer avec ma petite jupe écossaise, mes collants de laine et mon béret rouge, lorsque j’allais choisir le nouveau santon pour la crèche de Noël. Je devais avoir 5 ans la première fois. Il était déjà vieux à l’époque, je l’ai toujours connu avec ce même visage cabossé, tanné et buriné, sans doute à force de passer sa vie dehors, d’encaisser les coups du sort et de s’abreuver parfois avec du mauvais vin. L’histoire de chaque homme est sacrée, la sienne lui appartient, personne n’a jamais su d’où il venait, ni où et comment il vivait, s’il avait une famille… Durant toutes ces années où l’on s’est croisé, il a deviné mon histoire à travers les persiennes…Du temps. Il aurait pu certainement en écrire une partie. Nous échangeons quelques mots, je prends le précieux paquet qui va me servir de bouillotte pour mes mains un court instant, et je retourne m’asseoir. Je sens qu’il me suit du regard, alors je me tourne vers lui pour lui faire signe et lui rendre un sourire chaleureux. A ce moment, alors qu’il fait nuit et que je ne veux pas rentrer, je revois nos rencontres à divers épisodes de ma vie, heureux ou tristes, parfois douloureux… Comme ce jour où il m’a vu à la sortie du cabinet du médecin, j’étais accompagnée par ma mère, j’avais 16 ans et je flottais dans des vêtements de 10 ans. Il se montrait toujours poli avec elle mais froid et distant, je sentais bien qu’il ne l’appréciait pas… Peut-être parce qu’il l’avait entendu me sermonner ce jour là, me reprocher mes 30 kilos qui nécessitaient une hospitalisation d’urgence, et que j’allais voir mon père rentrer dans une fureur noire lorsqu’il l’apprendrait… Elle me disait, « regarde toi, on dirait que tu reviens de Dachau ». Mais alors, cela voulait-il dire que j’étais sauvée ? Libre ? J’étais ahurie et dubitative par ce que je venais d’entendre. Mes mains étaient bleues et le vieil homme avait compris qu’un petit sachet de marrons chauds ne suffirait pas à me réchauffer… Je baissai la tête en passant devant lui pour ne pas croiser son regard… Miroir d’une souffrance que je préférais ignorer. A d’autres moments, il m’a vu passer en mobylette à toute allure, cheveux au vent, lorsqu’on était à trois dessus, qu’on roulait joyeusement en sens interdit et qu’on ne voyait pas non plus les feux de circulation ni les stops. Rien ne pouvait nous arrêter, trop impatients qu’on était…De vivre. Il lui est arrivé de me regarder passer avec un air désapprobateur, sans doute parce qu’il trouvait que ma tenue était trop légère, ou mon rouge à lèvre... Trop rouge. Il m’a fait rougir la fois où il s’est mis à me chanter « jolie môme » de Léo Ferré, j’étais très en retard ce jour là ; pas coiffée, pas douchée, pas réveillée, habillée à la hâte … Et nue sous mon pull… Adolescente insolente et effrontée. Parfois j’étais accompagnée et trop amoureuse pour lui prêter attention, alors il m’interpellait gentiment et avec indulgence en chantant une chanson d’amour comme « La Bohème » de Charles Aznavour ou « Mon manège à moi » d’Edith Piaf…Juste pour me voir tourner la tête et apercevoir le sourire radieux qui s’affichait sur mon visage… Mais je n’avais pas le temps de m’arrêter, tellement pressée que j’étais…D’aimer. Le jour de mon mariage, il vendait du muguet, et là je me suis arrêtée, seule, devant lui, en robe de mariée. Il me regarda, bouche bée, avec des yeux embués de larmes… Sans réfléchir mais déterminée, j’ai pris sa corbeille de fleurs, puis je l’ai pris par le bras pour l’emmener à l’église. Il m’a suivi sans un mot, tel qu’il était, et m’a accompagné bras dessus bras dessous jusqu’à l’autel, rejoindre mon futur époux…Il disparut aussitôt après la cérémonie. Je ne l’ai pas revu avant plusieurs mois. Mon dernier marron englouti, je m’aperçois que les lumières du café s’éteignent derrière moi et que les derniers clients s’en vont, d’un pas hésitant pour certains… Le serveur s’approche de moi pour m’avertir que le café est en train de fermer. Il est tard, le vieil homme est toujours là, avec ses marrons et sa plaque de taule… Il veille. Il n’a pas cessé de me regarder depuis que je suis arrivée alors que j’étais plongée dans mes souvenirs. On dirait qu’il attend. Je lui fais signe de la main pour lui dire au revoir, nous échangeons un dernier sourire complice avant de partir chacun de notre côté. Je sais qu’il reviendra demain pour vendre ses marrons et qu’il m’attendra… Et qu'il sera encore là lorsque la place sera revêtue de son manteau de neige… cette neige que les âmes innocentes voient bleue. Victoria. Chanson d'automne (Paul Verlaine) interprétée par Léo Ferré http://www.youtube.com/watch?v=_iq43Vs8CEw

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