Nous sommes à la fin du mois doctobre, il est 5h de laprès-midi et je suis assise à la terrasse de lindus, en train de savourer mon café crème, une écharpe bien chaude autour du cou. Mes yeux balayent cette grande place du marché, toujours très animée à cette heure ci; on peut y voir des gens se hâter de rentrer chez eux, après leur journée de labeur, des enfants profitant des dernières lueurs de la journée pour jouer au ballon, ou passer en trottinette, quelques couples dadolescents enlacés ne parvenant pas à se détacher lun de lautre, et retardant toujours le moment du dernier baiser
Je suis restée là dans le froid naissant du milieu de lautomne, à regarder la nuit descendre jusquà ce que les réverbères sallument enfin, je mattarde sur les reflets des néons qui jouent sur les dalles de la place, témoins de lultime effervescence dune ville pressée de sendormir
Le jour finissant.
Alors que mes doigts commencent à sengourdir, je hume lodeur des marrons que le vieil homme fait rôtir sur sa plaque en taule, parfum dautomne qui chatouille mes narines et fait naître lenvie de goûter ces quelques marrons, autant que de réchauffer mes mains glacées grâce au sachet tout chaud quil me tendra contre quelques pièces.
Il vendait des marrons, cétait toute sa vie
Il se tenait toujours sur la place du marché ou bien à labri sous les arcades en cas dintempéries.
Il me connaît bien
. Il me voyait déjà passer avec ma petite jupe écossaise, mes collants de laine et mon béret rouge, lorsque jallais choisir le nouveau santon pour la crèche de Noël. Je devais avoir 5 ans la première fois.
Il était déjà vieux à lépoque, je lai toujours connu avec ce même visage cabossé, tanné et buriné, sans doute à force de passer sa vie dehors, dencaisser les coups du sort et de sabreuver parfois avec du mauvais vin. Lhistoire de chaque homme est sacrée, la sienne lui appartient, personne na jamais su doù il venait, ni où et comment il vivait, sil avait une famille
Durant toutes ces années où lon sest croisé, il a deviné mon histoire à travers les persiennes
Du temps.
Il aurait pu certainement en écrire une partie.
Nous échangeons quelques mots, je prends le précieux paquet qui va me servir de bouillotte pour mes mains un court instant, et je retourne masseoir. Je sens quil me suit du regard, alors je me tourne vers lui pour lui faire signe et lui rendre un sourire chaleureux.
A ce moment, alors quil fait nuit et que je ne veux pas rentrer, je revois nos rencontres à divers épisodes de ma vie, heureux ou tristes, parfois douloureux
Comme ce jour où il ma vu à la sortie du cabinet du médecin, jétais accompagnée par ma mère, javais 16 ans et je flottais dans des vêtements de 10 ans. Il se montrait toujours poli avec elle mais froid et distant, je sentais bien quil ne lappréciait pas
Peut-être parce quil lavait entendu me sermonner ce jour là, me reprocher mes 30 kilos qui nécessitaient une hospitalisation durgence, et que jallais voir mon père rentrer dans une fureur noire lorsquil lapprendrait
Elle me disait, « regarde toi, on dirait que tu reviens de Dachau ». Mais alors, cela voulait-il dire que jétais sauvée ? Libre ? Jétais ahurie et dubitative par ce que je venais dentendre.
Mes mains étaient bleues et le vieil homme avait compris quun petit sachet de marrons chauds ne suffirait pas à me réchauffer
Je baissai la tête en passant devant lui pour ne pas croiser son regard
Miroir dune souffrance que je préférais ignorer.
A dautres moments, il ma vu passer en mobylette à toute allure, cheveux au vent, lorsquon était à trois dessus, quon roulait joyeusement en sens interdit et quon ne voyait pas non plus les feux de circulation ni les stops. Rien ne pouvait nous arrêter, trop impatients quon était
De vivre.
Il lui est arrivé de me regarder passer avec un air désapprobateur, sans doute parce quil trouvait que ma tenue était trop légère, ou mon rouge à lèvre... Trop rouge.
Il ma fait rougir la fois où il sest mis à me chanter « jolie môme » de Léo Ferré, jétais très en retard ce jour là ; pas coiffée, pas douchée, pas réveillée, habillée à la hâte
Et nue sous mon pull
Adolescente insolente et effrontée.
Parfois jétais accompagnée et trop amoureuse pour lui prêter attention, alors il minterpellait gentiment et avec indulgence en chantant une chanson damour comme « La Bohème » de Charles Aznavour ou « Mon manège à moi » dEdith Piaf
Juste pour me voir tourner la tête et apercevoir le sourire radieux qui saffichait sur mon visage
Mais je navais pas le temps de marrêter, tellement pressée que jétais
Daimer.
Le jour de mon mariage, il vendait du muguet, et là je me suis arrêtée, seule, devant lui, en robe de mariée. Il me regarda, bouche bée, avec des yeux embués de larmes
Sans réfléchir mais déterminée, jai pris sa corbeille de fleurs, puis je lai pris par le bras pour lemmener à léglise. Il ma suivi sans un mot, tel quil était, et ma accompagné bras dessus bras dessous jusquà lautel, rejoindre mon futur époux
Il disparut aussitôt après la cérémonie. Je ne lai pas revu avant plusieurs mois.
Mon dernier marron englouti, je maperçois que les lumières du café séteignent derrière moi et que les derniers clients sen vont, dun pas hésitant pour certains
Le serveur sapproche de moi pour mavertir que le café est en train de fermer.
Il est tard, le vieil homme est toujours là, avec ses marrons et sa plaque de taule
Il veille. Il na pas cessé de me regarder depuis que je suis arrivée alors que jétais plongée dans mes souvenirs.
On dirait quil attend.
Je lui fais signe de la main pour lui dire au revoir, nous échangeons un dernier sourire complice avant de partir chacun de notre côté.
Je sais quil reviendra demain pour vendre ses marrons et quil mattendra
Et qu'il sera encore là lorsque la place sera revêtue de son manteau de neige
cette neige que les âmes innocentes voient bleue.
Victoria.
Chanson d'automne (Paul Verlaine) interprétée par Léo Ferré
http://www.youtube.com/watch?v=_iq43Vs8CEw
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