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Le Mystère de la Tante Jocelyne par Brian K

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Ca peut sembler glacial comme introduction mais il faut bien que je le dise quand même : je suis un môme qui a grandi durant la préhistoire, c’est à dire dans les années soixante, et peut-être qu’avec cette seule phrase je suis en train d’inquieter certains d’entre vous. Alors je le dis bien fort, maintenant avant qu’il soit trop tard : les lignes qui suivent traitent effectivement d’une époque barbare. Ames sensibles, s’abstenir, et je réponds sans hésitation oui si vous vous demandez si ceci est bien un avertissement. Pour commencer, à l’époque, les hypermarchés n’existaient pas. Il y avait deux épiceries au village, et dans l’une des deux on te donnait des timbres correspondant au montant de tes achats. Les timbres devaient ensuite être collés sur des feuilles spéciales qu’il fallait rendre à la dame chaque fin d’année, et selon l’épaisseur de colle blanche que tu avais sur la langue ta mère obtenait sur ses achats une ristourne plus ou moins importante. En fait, il y avait en tout trois épiceries mais curieusement tu n’avais pas le droit d’aller dans la troisième - c’était une époque pleine de secrets, de choses que les enfants ne devaient pas savoir, à aucun prix, et les enfants obéissaient en principe à leurs parents qui étaient de grands despotes ayant pouvoir sur tout - sans blague. Les oeufs et le lait étaient livrés tous les jours par la fermière, et c’étaient de vrais oeufs, rustiques, avec un peu de marron sec dessus. Ta mère supportait le marron sur les oeufs, parce que c’était somme toute une hisoire assez logique - une histoire de tuyaux et d’orifices. Mais curieusement elle avait du mal à accepter les même taches brunes sur le pot à lait, surtout que certains matins les taches n’étaient pas tout à fait sèches. Quand j’avance que les adultes étaient de grands despotes, je veux dire par là qu’ils étaient capables d’interdire toutes sortes de choses et de te faire monter dans ta chambre lorsqu’ils avaient envie d’aborder certains sujets entre eux. Ma chambre, j’y montais tout seul dès que j’entendais parler de ma tante Jocelyne. Puisque de toute façon on allait me le demander, je voyais pas pourquoi attendre. Je préférais disparaître tout seul, sagement, ou alors je demandais poliment si je pouvais aller lire «Caramel le Petit Chat Vaniteux» dans ma chambre. C’était pratique, que je sache lire, que j’aime lire et que j’aie toujours l’air sur une autre planète. Cela me permettait de ne pas être soupçonné et d’écouter paisiblement sans être vu, tout en haut des marches. Je ne dis pas que ce qui se racontait en bas était passionnant, ni que je comprenais tout, mais le simple fait d’entendre ma mère et ma grand-mère paternelle parler à voix basse était tous simplement trop intrigant. Tout ce que je savais, c’était que la Tante Jocelyne était partie dans le midi, tout près de la frontière italienne, et que c’était une garce. Garce était souvent répété trois fois : la garce, la garce, la garce, et ma grand mère avait l’air très fâchée. Et le pauvre oncle Jacques qui avait toutes les qualités et se retrouvait maintenant tout seul - le pauvre, le pauvre, le pauvre. Garce était un de ces mots que je ne comprenais pas et dont le sens me semblait réelement terrible, au point que j’en étais paralysé. Quelques pas jusqu’à la chambre de mes parents. Contourner le grand lit jusqu’à la table de chevet. Soulever sans bruit le gros dictionnaire Larousse. Ne pas le faire tomber. L’ouvrir à la lettre G. Je savais depuis toujours que j’avais le droit de consulter le dictionnaire sans demander la permission, mais quelque chose me disait que ce pouvait être un livre contenant des vérités terribles. Alors je restais dans ma chambre, entendant vaguement ma mère répliquer d’un ton agacé que la tante Jocelyne était peut-être une garce mais que l’oncle Jacques n’était certainement pas un ange. Non, sûrement pas, puisque même marié il ne s’était pas gêné pour tourner autour de la Denise - qui se trouvait être la soeur de la tante Jocelyne - et tout le monde savait bien que la Denise ne s’était pas fait prier. Pour survivre à ces choses-là, le soir il y avait la télévision. Une énorme boîte qui diffusait exclusivement des images noir et blanc. Selon les jours, on pouvait voir des astronautes aller sur la Lune pour la première fois ou bien des westerns. La plupart du temps, les images étaient terrifiantes. C’était le Viet-Nam. On parlait de napalm et je crois que rien ne me semblait plus laid que le visage de Nixon. Les speakerines, elles, étaient très jolies. et se tortillaient toujours un peu sur leur fauteuil - comme s'i elles avaient des vers. J’aimais beaucoup lorsqu’elles disaient «nous interrompons notre programme pour vous annoncer la mort du président de la République.» Ces jours-là, les adultes étaient tous plongés dans la consternation tandis que moi j’avais des pensées secrètes. Quelque part, ces journées-là étaient belles car le Général de Gaulle était quelqu’un qui me faisait horriblement peur - je le voyais souvent dans mes cauchemars, en même temps qu’une énorme araignée noire. Elle avait d’immenses pinces et lui de très grands bras. Le pire, c’était que certains soirs les speakerines prenaient un ton encore plus grave pour annoncer que le film était diffusé en rectangle blanc. Le rectangle blanc était un symbole géométrique incrusté en bas à droite de l’écran à l’époque, très net, très visible. Quand tu le voyais, tu savais que là aussi tes parents allaient te dire de monter dans ta chambre. Michelle Mercier dans la Série Angélique était toujours accompagnée du rectangle blanc. Le rectangle blanc, tu savais qu’il annonçait que l’énorme cube à images allait montrer deux centimètres de fesses et un peu de la peau des seins aussi. Alors tu obéissais. Là aussi tu filais, tu disparaissais dans ta chambre et, en secret, tu avais envie d’une seule chose : grandir le plus vite possible, sortir de cette époque de sadiques et ne plus être obligé de passer des journées entières dans les arbres.

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