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Les Arts Ménagers par Brian K

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Je n’ai encore jamais parlé d’elle, parce que je n’ai jamais pu - alors qu’il y aurait tant à dire. C’est sans doute mon souci d’éviter les histoires tristes qui m’a retenu. Ainsi que la peur, je ne vois pas d’autre mot. Mais la peur me faisant moins peur depuis quelques temps, je veux bien essayer. Juste une esquisse, quelques touches choisies parmi ce que je connais de moins effrayant. Mars 2002, pour situer. Le weekend de Pâques, pour être encore plus précis, et il faisait un temps magnifique. Nous n’avions pas voulu la prévenir de la mort de maman, et encore moins de la date de l’enterrement. Par peur de la voir arriver dans son état habituel. Quinze verres de Muscadet, les miasmes d’une demi-douzaine de calvados - pas ce jour-là. Frères, père, nous avions passé une longue heure à débattre sur le sujet. L’exclure d’un événement dans lequel lui revenait de droit la même place que nous ne nous plaisait pas. Mais ce qui nous inquiétait encore plus, c’était ce qu’elle aurait pu faire ou dire durant la cérémonie. Car en gestes ou en paroles, elle avait le pouvoir de se montrer redoutable - ou spectaculaire, au minimum. Avec le recul, je sais que nous avons bien fait de nous abstenir car sa présence n’aurait fait qu’assombrir ce qu’il faut bien appeler un bel enterrement. Beau, oui, parce qu’une force supérieure avait décidé que ce jour là ne serait ni lourd, ni pénible. Quiconque la connaissait un peu aurait frémis à l’idée des paroles qu’elle aurait pu prononcer pour meubler un moment de silence durant la cérémonie. Moi le premier. Et ce n’était pas qu’une vague crainte de mots. Non, ce qu’elle possédait de plus terrifiant c’était un don inné de la déclamation, un talent qu’on n’atteint nulle part en dix ans de conservatoire - car qui peut prétendre que dans une école on enseigne à parler sur un ton qui fait taire les orages, par simple intimidation. Déclamer les pires passages de Sade les yeux levés vers la nef romane de la petite église, je savais qu’elle ne l’aurait pas fait. Elle avait dépassé l’âge des scandales purs. Et, perfectionniste, elle aurait à n’en pas douter trouvé très ordinaire de reproduire un effet déjà expérimenté une fois - car la répétition, qu’était-ce sinon une technique pauvre réservée aux comédiennes de théâtre. Pour les mêmes raisons, je ne l’imaginais pas en train de scander l’une ou l’autre de ces formules qu’elle me forçait à apprendre par cœur sans que je les comprenne, lorsque j’avais quatre ans. Même pas la seule qui avait un vague sens pour moi à l’époque car elle me faisait penser à une publicité pour pneus : "Vive l’increvable anarchisme ! " Ces mots-la, je savais que je ne les entendrais pas puisque chez elle le nihilisme avait enterré les utopies. Non, ce que je redoutais, c’était qu’elle se cite elle-même. Car elle écrivait depuis toujours des poèmes troublants qui provoquaient immanquablement le silence. Une plainte. Une mise en garde. Cela aurait pu donner ceci : "Et la peau de mes pieds se détache à chacun de mes pas... Vous verrez, un jour il n’y aura plus hippocampes!" Quelques jours plus tard, elle était venue nous voir mon père et moi. Je revois l’arrivée d’un taxi bleu devant la maison, vers midi, et le mouvement d’une portière refermée d’un claquement sec, comme un coup de fouet. Le cocher à peine renvoyé, la voilà qui avançait déjà à grands pas dans l’allée du jardin tout en s’en prenant au silencieux cocker des voisins : - Infâme chien d’ivrogne, bâtard castré et puant, quadrupède gominé, saucisson dégénéré... A mon père, à moi aussi qui me trouvais chez lui ce jour-là, elle était venue dire que nous ne l’avions pas vexée en ne l’invitant pas à l’enterrement de la Castafiore. La Castafiore, au cas où nous n’aurions pas su, c’était : - Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir.... Et nous pouvions garder le collier de perles, les bijoux, God save the Queen, et tout le tralala. Cela, c’était une allusion au deuxième surnom qu’elle donnait à ma mère : la reine d’Angleterre - dame au sceptre ou dame au chapeau étant deux autres variantes possibles qui revenaient assez souvent dans sa bouche. La reine d’Angleterre, elle tenait à nous dire qu’elle ne s’était jamais senti de parenté réelle avec cette femme-là. A sa plus grande satisfaction, d’ailleurs. Car la reine d’Angleterre, fille d’un impuissant congénital, était le fruit d’une insémination artificielle. Les Windsor, tous fabriqués à la pipette. Et les Windsor, en plus, il fallait bien que nous le sachions : la cinquième colonne ! Des Boches! Car Windsor, c’était un nom d’emprunt, un cache-pot adopté par patriotisme, en 1917, pour faire oublier la consonance inappropriée de leur vrai patronyme : de Saxe Cobourg et Gotha. Assez logiquement, elle avait ensuite enchaîné sur George Bush - ce gnome microcéphale, petit-fils du banquier d’Hitler. Le jour venu, elle avait déjà tout préparé pour lui cracher dessus, mais pas n’importe comment : la gueule ouverte dans sa tombe. Moi ? Juste après sa tirade, alors que je venais de lui refuser le verre de vin rouge qu’elle exigeait, elle ne m’avait pas épargné non plus. Et c’était parti pour : vermisseau, piaf à écraser du talon, laquais de la Gestapo et probablement aussi de la Stasi. Elle était partie très vite, aussi rapidement qu’elle était arrivée, et sans doute était-il réaliste d’imaginer qu’elle était descendue jusqu’au café du village. C’était l’endroit où elle aurait trouvé tout ce dont elle avait besoin : un téléphone pour appeler un taxi, des clients à tourmenter, du vin rouge qu’on aurait bien voulu lui servir jusqu’à extrême limite du supportable. Et à mon tour, j’étais descendu au village. Mais en ayant pris la précaution d’attendre un délai de trois heures - c’est à dire, une marge de sécurité suffisante. Trois heures : dans son état, plus qu’il ne lui en fallait pour finir de se soûler et rentrer chez elle. Non pas que j’aurais eu honte de la croiser. Mais c’était au cimetière que j’avais le projet d’aller. Parce qu’après un décès récent j’avais encore l’habitude d’aller dire quelques mots à ma mère. Un jour sur deux. Et je n’aurais pas voulu la croiser vociférant entre les croix. Debout devant la tombe, j’avais regardé la mer : quelques centimètres, une portion d’océan coincée entre la silhouette d’un hôtel blanc et la ligne verticale d’une falaise. Il y avait un peu de jaune, celui des ajoncs en fleur qui poussaient sur l’à-pic. Je ne ressentais rien de particulier. Ou peut-être un léger soulagement. Sans plus, rien d’extraordinaire, car rien de ce que je venais d’entendre ne dépassait les limites de l’ordinaire. Cela allait chercher au maximum un 2 sur l’échelle de Richter à laquelle je me référais à son sujet depuis maintenant vingt ans. Phase 4, ce devait être lors du premier rendez-vous pour la succession, et je me rappelle que cette fois-là je n’avais pas d’appréhension particulière. Parce que je connaissais un peu le notaire - un homme simple derrière un habit de dignité, sympathique dans sa façon de concilier la souplesse du roseau et l’impassibilité granitique. Et aussi parce qu’il me semblait impossible que ce rendez-vous-là dépasse en complications une certaine consultation psychiatrique à laquelle ma mère et moi l’avions accompagnée un jour. Cela remontait aux premières années de son délire, alors qu’elle était encore très conciliante. Elle avait bien voulu de nous deux : ma mère à ses côtés face au médecin, tandis que j’attendais devant la machine à café de la clinique. J’avais clairement remarqué le nom du psychiatre sur la porte : Docteur Lachau. Et, connaissant déjà assez bien son état à l’époque, je ne m’étais étonné ni des éclats de voix que j’avais entendus, ni du récit que ma mère m’avait fait le soir. Assise très droite, elle avait commencé par des mots qui n’étaient pas encore d’une grande ampleur : - Docteur Dachau, je présume. Après quoi elle avait calmement récité la liste des principaux camps de concentrations, avant de finir par demander à son interlocuteur nazi quel était celui où il avait eu le plus de plaisir à exercer ses talents. Et donc, pourquoi penser que chez le notaire les choses auraient spécialement dû monter d’un cran. Pourquoi imaginer le pire puisqu’il n’était pas question de fouiller dans son âme. Nous n’étions là que dans le simple but qu’on nous fasse la lecture de textes ennuyeux. Et, chacun des quatre enfants, on ne nous demandait rien d’autre ce jour-là que décliner notre état civil. Dire si nous étions marié, si nous avions des enfants - avec qui, combien, rien d’impossible en somme. Lorsque son tour était venu, elle avait commencé de la façon qui suit, avec dans la voix toute la lassitude froide que sait montrer une femme agacée de devoir répéter des évidences sues de tous : - Armelle C., épouse légitime de Jésus Christ. Je crois bien qu’il y avait eu une crampe dans le bras du notaire, et que la bille de son stylo était restée deux secondes sans rien noter, flottant au dessus du panier. Elle avait évidemment profité de ce moment-là pour compléter notre information. Jésus Christ, fils du charpentier et plus grand multiplicateur de pains qui soit. Des enfants, elle en avait deux puisqu’il l’avait engrossé deux fois. Deux gestations non désirées- car Jésus Christ, bonimenteur sous-payé, ne rapportait pas un gros salaire à la maison. Alors, avant de lui jeter la pierre à elle, qu’on se me mette un peu à sa place et qu’on fasse l’effort de situer l’affaire dans le contexte d’origine. L’époque ? C’était celle lointaine d’avant le planning familial. Tout ce qu’une femme pouvait souhaiter pour le repos de son ventre, c’était que l’homme ait à sa disposition un torchon à jus dans lequel se répandre avant d’ensemencer la zone dangereuse. Deux fois, cela n’avait pas pas fonctionné à temps. Elle n’avait donc pas eu d’autre choix qu’ébouillanter les deux petits, car cette époque reculée ne connaissait pas encore les congélateurs modernes où il est si facile de nos jours de placer les bébés encombrants. Quatre sur l’échelle, cela ne montait pas au delà. En dernier lieu, elle s’était tournée vers moi pour s’assurer que je l’avais bien écoutée - non seulement cette fois-là mais aussi celle d’avant. J’avais reconnu le ton de sa voix, celui de l’institutrice lorsque nous jouions autrefois à l’interrogation écrite. Deux mots que je devais compléter : - George Bush ... ? Et parce que je lui devais au moins de temps un temps une preuve de complicité, j’avais répondu sans l’ombre d’une hésitation, avec une spontanéité qui me remplissait de fierté : - La gueule ouverte dans sa tombe...

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