Je nai encore jamais parlé delle, parce que je nai jamais pu - alors quil y aurait tant à dire.
Cest sans doute mon souci déviter les histoires tristes qui ma retenu. Ainsi que la peur, je ne vois pas dautre mot. Mais la peur me faisant moins peur depuis quelques temps, je veux bien essayer. Juste une esquisse, quelques touches choisies parmi ce que je connais de moins effrayant.
Mars 2002, pour situer. Le weekend de Pâques, pour être encore plus précis, et il faisait un temps magnifique.
Nous navions pas voulu la prévenir de la mort de maman, et encore moins de la date de lenterrement. Par peur de la voir arriver dans son état habituel. Quinze verres de Muscadet, les miasmes dune demi-douzaine de calvados - pas ce jour-là.
Frères, père, nous avions passé une longue heure à débattre sur le sujet. Lexclure dun événement dans lequel lui revenait de droit la même place que nous ne nous plaisait pas. Mais ce qui nous inquiétait encore plus, cétait ce quelle aurait pu faire ou dire durant la cérémonie. Car en gestes ou en paroles, elle avait le pouvoir de se montrer redoutable - ou spectaculaire, au minimum.
Avec le recul, je sais que nous avons bien fait de nous abstenir car sa présence naurait fait quassombrir ce quil faut bien appeler un bel enterrement. Beau, oui, parce quune force supérieure avait décidé que ce jour là ne serait ni lourd, ni pénible.
Quiconque la connaissait un peu aurait frémis à lidée des paroles quelle aurait pu prononcer pour meubler un moment de silence durant la cérémonie. Moi le premier. Et ce nétait pas quune vague crainte de mots. Non, ce quelle possédait de plus terrifiant cétait un don inné de la déclamation, un talent quon natteint nulle part en dix ans de conservatoire - car qui peut prétendre que dans une école on enseigne à parler sur un ton qui fait taire les orages, par simple intimidation.
Déclamer les pires passages de Sade les yeux levés vers la nef romane de la petite église, je savais quelle ne laurait pas fait. Elle avait dépassé lâge des scandales purs. Et, perfectionniste, elle aurait à nen pas douter trouvé très ordinaire de reproduire un effet déjà expérimenté une fois - car la répétition, quétait-ce sinon une technique pauvre réservée aux comédiennes de théâtre.
Pour les mêmes raisons, je ne limaginais pas en train de scander lune ou lautre de ces formules quelle me forçait à apprendre par cur sans que je les comprenne, lorsque javais quatre ans. Même pas la seule qui avait un vague sens pour moi à lépoque car elle me faisait penser à une publicité pour pneus : "Vive lincrevable anarchisme ! " Ces mots-la, je savais que je ne les entendrais pas puisque chez elle le nihilisme avait enterré les utopies.
Non, ce que je redoutais, cétait quelle se cite elle-même. Car elle écrivait depuis toujours des poèmes troublants qui provoquaient immanquablement le silence. Une plainte. Une mise en garde. Cela aurait pu donner ceci :
"Et la peau de mes pieds se détache à chacun de mes pas... Vous verrez, un jour il ny aura plus hippocampes!"
Quelques jours plus tard, elle était venue nous voir mon père et moi. Je revois larrivée dun taxi bleu devant la maison, vers midi, et le mouvement dune portière refermée dun claquement sec, comme un coup de fouet. Le cocher à peine renvoyé, la voilà qui avançait déjà à grands pas dans lallée du jardin tout en sen prenant au silencieux cocker des voisins :
- Infâme chien divrogne, bâtard castré et puant, quadrupède gominé, saucisson dégénéré...
A mon père, à moi aussi qui me trouvais chez lui ce jour-là, elle était venue dire que nous ne lavions pas vexée en ne linvitant pas à lenterrement de la Castafiore. La Castafiore, au cas où nous naurions pas su, cétait :
- Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir....
Et nous pouvions garder le collier de perles, les bijoux, God save the Queen, et tout le tralala. Cela, cétait une allusion au deuxième surnom quelle donnait à ma mère : la reine dAngleterre - dame au sceptre ou dame au chapeau étant deux autres variantes possibles qui revenaient assez souvent dans sa bouche.
La reine dAngleterre, elle tenait à nous dire quelle ne sétait jamais senti de parenté réelle avec cette femme-là. A sa plus grande satisfaction, dailleurs. Car la reine dAngleterre, fille dun impuissant congénital, était le fruit dune insémination artificielle. Les Windsor, tous fabriqués à la pipette.
Et les Windsor, en plus, il fallait bien que nous le sachions : la cinquième colonne ! Des Boches! Car Windsor, cétait un nom demprunt, un cache-pot adopté par patriotisme, en 1917, pour faire oublier la consonance inappropriée de leur vrai patronyme : de Saxe Cobourg et Gotha.
Assez logiquement, elle avait ensuite enchaîné sur George Bush - ce gnome microcéphale, petit-fils du banquier dHitler. Le jour venu, elle avait déjà tout préparé pour lui cracher dessus, mais pas nimporte comment : la gueule ouverte dans sa tombe.
Moi ? Juste après sa tirade, alors que je venais de lui refuser le verre de vin rouge quelle exigeait, elle ne mavait pas épargné non plus. Et cétait parti pour : vermisseau, piaf à écraser du talon, laquais de la Gestapo et probablement aussi de la Stasi.
Elle était partie très vite, aussi rapidement quelle était arrivée, et sans doute était-il réaliste dimaginer quelle était descendue jusquau café du village. Cétait lendroit où elle aurait trouvé tout ce dont elle avait besoin : un téléphone pour appeler un taxi, des clients à tourmenter, du vin rouge quon aurait bien voulu lui servir jusquà extrême limite du supportable.
Et à mon tour, jétais descendu au village. Mais en ayant pris la précaution dattendre un délai de trois heures - cest à dire, une marge de sécurité suffisante. Trois heures : dans son état, plus quil ne lui en fallait pour finir de se soûler et rentrer chez elle. Non pas que jaurais eu honte de la croiser. Mais cétait au cimetière que javais le projet daller. Parce quaprès un décès récent javais encore lhabitude daller dire quelques mots à ma mère. Un jour sur deux. Et je naurais pas voulu la croiser vociférant entre les croix.
Debout devant la tombe, javais regardé la mer : quelques centimètres, une portion docéan coincée entre la silhouette dun hôtel blanc et la ligne verticale dune falaise. Il y avait un peu de jaune, celui des ajoncs en fleur qui poussaient sur là-pic. Je ne ressentais rien de particulier. Ou peut-être un léger soulagement. Sans plus, rien dextraordinaire, car rien de ce que je venais dentendre ne dépassait les limites de lordinaire. Cela allait chercher au maximum un 2 sur léchelle de Richter à laquelle je me référais à son sujet depuis maintenant vingt ans.
Phase 4, ce devait être lors du premier rendez-vous pour la succession, et je me rappelle que cette fois-là je navais pas dappréhension particulière.
Parce que je connaissais un peu le notaire - un homme simple derrière un habit de dignité, sympathique dans sa façon de concilier la souplesse du roseau et limpassibilité granitique.
Et aussi parce quil me semblait impossible que ce rendez-vous-là dépasse en complications une certaine consultation psychiatrique à laquelle ma mère et moi lavions accompagnée un jour. Cela remontait aux premières années de son délire, alors quelle était encore très conciliante. Elle avait bien voulu de nous deux : ma mère à ses côtés face au médecin, tandis que jattendais devant la machine à café de la clinique. Javais clairement remarqué le nom du psychiatre sur la porte : Docteur Lachau. Et, connaissant déjà assez bien son état à lépoque, je ne métais étonné ni des éclats de voix que javais entendus, ni du récit que ma mère mavait fait le soir. Assise très droite, elle avait commencé par des mots qui nétaient pas encore dune grande ampleur :
- Docteur Dachau, je présume.
Après quoi elle avait calmement récité la liste des principaux camps de concentrations, avant de finir par demander à son interlocuteur nazi quel était celui où il avait eu le plus de plaisir à exercer ses talents.
Et donc, pourquoi penser que chez le notaire les choses auraient spécialement dû monter dun cran. Pourquoi imaginer le pire puisquil nétait pas question de fouiller dans son âme. Nous nétions là que dans le simple but quon nous fasse la lecture de textes ennuyeux. Et, chacun des quatre enfants, on ne nous demandait rien dautre ce jour-là que décliner notre état civil. Dire si nous étions marié, si nous avions des enfants - avec qui, combien, rien dimpossible en somme.
Lorsque son tour était venu, elle avait commencé de la façon qui suit, avec dans la voix toute la lassitude froide que sait montrer une femme agacée de devoir répéter des évidences sues de tous :
- Armelle C., épouse légitime de Jésus Christ.
Je crois bien quil y avait eu une crampe dans le bras du notaire, et que la bille de son stylo était restée deux secondes sans rien noter, flottant au dessus du panier.
Elle avait évidemment profité de ce moment-là pour compléter notre information. Jésus Christ, fils du charpentier et plus grand multiplicateur de pains qui soit. Des enfants, elle en avait deux puisquil lavait engrossé deux fois. Deux gestations non désirées- car Jésus Christ, bonimenteur sous-payé, ne rapportait pas un gros salaire à la maison.
Alors, avant de lui jeter la pierre à elle, quon se me mette un peu à sa place et quon fasse leffort de situer laffaire dans le contexte dorigine. Lépoque ? Cétait celle lointaine davant le planning familial. Tout ce quune femme pouvait souhaiter pour le repos de son ventre, cétait que lhomme ait à sa disposition un torchon à jus dans lequel se répandre avant densemencer la zone dangereuse. Deux fois, cela navait pas pas fonctionné à temps. Elle navait donc pas eu dautre choix québouillanter les deux petits, car cette époque reculée ne connaissait pas encore les congélateurs modernes où il est si facile de nos jours de placer les bébés encombrants.
Quatre sur léchelle, cela ne montait pas au delà.
En dernier lieu, elle sétait tournée vers moi pour sassurer que je lavais bien écoutée - non seulement cette fois-là mais aussi celle davant. Javais reconnu le ton de sa voix, celui de linstitutrice lorsque nous jouions autrefois à linterrogation écrite. Deux mots que je devais compléter :
- George Bush ... ?
Et parce que je lui devais au moins de temps un temps une preuve de complicité, javais répondu sans lombre dune hésitation, avec une spontanéité qui me remplissait de fierté :
- La gueule ouverte dans sa tombe...
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