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Les beaux draps par Cherenko

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Je ne me souviens plus qui m’a appelée ce matin là, il devait être six heures, le jour était presque plein, on vivait les plus longues journées de l’année, et qui m’a dit d’aller au bord du plateau. «Tu ne reverras jamais quelque chose d'aussi spectaculaire » Le bord du plateau surplombe une vaste plaine tout au bout de laquelle on peut voir, par beau temps, émergeant d’un horizon flou et indéfini, la face Nord du Mont Blanc. On raconte aux enfants que c’est l’Annapurna. Les temps modernes nous obligent à situer l'extraordinaire beaucoup plus loin qu'avant. On ne peut plus dire aux enfants et même à tous les autres : « regarde comme on voit loin, là bas c’est le Mont Blanc, tu te rends compte ? » Alors on dit l'Annapurna, car c'est encore un peu très loin. On voyait si loin, depuis le bord du plateau, qu’au bout du compte on ne voyait rien, car lorsqu’on tout est si dégagé devant vous que vous n’avez plus aucune limite visuelle, vous n'apercevez rien d'autre qu'un fond de couleur, alors qu'en réalité là où se situe la ligne d'horizon, il y a autant de choses que chez vous, dans votre vie, dans votre rue, dans votre chambre. Voir très loin est donc assez inutile et il est préférable de privilégier la vision de près dans tous les cas. A cause des crues, la plaine avait été épargnée par l’évolution des cultures de toutes sortes. Maïs, pylônes, expérimentation innovante, habitat nouveau n’avaient ici jamais vu le jour. Cernée de toutes parts par des rivières qui allaient mourir un peu plus au Sud, à l’embouchure du Rhône, elle était sans cesse couverte de pluies et de débordements. "En lamentation constante" avait écrit je ne sais plus quel poète. Mes parents avaient vécu là bas toute leur vie. Mon père y était enterré. Chaque enterrement prenait des jours, car à peine creusées, les fosses étaient aussitôt inondées par les pluies et il fallait toujours attendre une éclaircie, d'abord pour écluser, ensuite pour enterrer. Lorsqu’enfin quelques heures de soleil permettaient les inhumations, alors on enterrait tous les morts du mois en même temps. Il y en avait eu beaucoup, et puis de moins en moins. Les enfants de ma génération avaient rapidement compris que leur avenir ne passait pas par l’ascension sociale seulement au figuré. Ce qu’il fallait, c’est quitter la plaine et ensuite monter au plateau. Là haut la vie moderne battait son plein. Tout y était foisonnant, les fruits, les légumes, les entreprises, les universités, les naissances, les start up et les téléphones portables. On pouvait s’y épanouir sans rencontrer trop d’obstacles, trouver des épouses et des maris, fonder des familles et faire de la politique locale si bon nous en prenait. On pouvait s'inscrire dans les chorales, prendre des cours de danse, apprendre le chinois. La plaine avait été habitée longtemps par des paysans, bien avant les crues. Ils y avaient construit des fermes si solides qu’elles étaient toujours là aujourd’hui. Elles avaient été peu à peu rachetées par des suisses qui avaient tenté durant quelques années d’en faire des lieux d’exposition de géraniums et des concours du village fleuri et plein d’autres conneries de ce genre dont les suisses sont friands. Lassés par les inondations qui chaque année foutaient tous leurs concours à l’eau, ils délaissèrent la plaine et les fermes furent abandonnées. Une nouvelle population arriva, pauvre et analphabète. Elle était composée de gens de tous âges, avec néanmoins une majorité de jeunes de moins de quarante ans. Il n’y avait plus de travail, tout était cher, il fallait réapprendre à cultiver son jardin. Une poignée de vieillards robustes, dont ma mère, assistaient à ces différentes migrations et avaient vu d'un oeil heureux les premiers vergers redonner des fruits et les jardins s'agrandir. Le jour dont je veux vous parler était ainsi : il avait plu longtemps, comme dans toutes mes dernières petites histoires, et un matin, comme cela arrive encore souvent, il fit très beau. La terre était inondée, mais on pouvait encore utiliser les routes, on pouvait encore sortir devant la maison, on pouvait facilement se tenir debout devant sa porte les pieds au sec en regardant le ciel. Toutes les femmes de la plaine en profitèrent pour étendre leur linge sur les grands étendoirs. Chaque maison possédait son étendoir. La plupart étaient d’origine, ils étaient rouillés mais la rouille patinée brillait comme du cuivre assombri et ne tachait plus rien depuis longtemps Tout fut sorti, secoué, déplié, défroissé, draps, torchons, chemises, robes, culottes et soutien gorge, bleu de travail et marcels, tabliers de cuisine. Un collectionneur de drapeaux en profita pour nettoyer tous ses pays. Un collectionneur de sous vêtements affriolants fit pareil avec ses fantasmes à dentelles, Une obsédée du mouchoir en tissu aligna une cinquantaine de mouchoirs à carreaux, à lignes, à petits pois, à fleurs, tous brodés avec ses initiales. Chacune étendit son nécessaire, et le nécessaire de chacune était différent. Le plus impressionnant restant les draps, par la place qu’ils tenaient dans l’espace, par la blancheur de ces voiles déployés le long des fils qui ondulaient dans l’air en claquant lorsqu’un pli venait comme un obstacle chahuter l’étoffe dans le lit du vent. La journée passa, et la femme du bout de la plaine attendit de voir ce que décidait sa voisine avant de rentrer le linge encore humide. « Parce qu’on pourrait quand même attendre demain » s’essaya t elle à songer. De manière très rationnelle, c’est une question qu’aucune femme n’aurait du se poser. La probabilité qu’il fasse encore beau le lendemain matin était d’une puissance si infinie dans le registre du presque rien que toute autre décision hormis celle de rentrer le linge était non seulement irrationnelle, mais provoquait quelque chose qui était de l’ordre de l’anormalité, d’une certaine forme de dérive du raisonnement, comme si penser juste finissant par être lassant, il fallait parfois non seulement penser faux, mais agir en conséquence. Lorsque la femme du bout de la plaine vit que sa voisine ne rentrait pas son linge, elle décida donc d’attendre le lendemain. La voisine ayant raisonné pareil avec sa propre voisine, toutes les femmes s’endormirent le soir en abandonnant le sort de leur linge à la nuit. Et bien entendu, il se mit à pleuvoir à nouveau comme jamais. Lorsque nous arrivâmes sur le bord du plateau, la pluie s’était à peine calmée. La plaine était devenue un lac large de soixante kilomètres carré, les maisons semblaient flotter comme des navires avec les cuisines dans les cales, on ne voyait personne, juste des kilomètres de linge étendu au dessus de l’eau qui continuaient à danser sous la pluie, qui continuaient à danser, à danser, à danser, formant une vaste ronde, ronde comme un iris autour des draps noirs que ma mère avait déployés, et qui me regardaient sombrement d'une pupille de charbon, exigeant que je revienne dans la plaine remplacer l'enfant dont j'avais fui depuis longtemps la présence fantomatique dans la vie de ma mère, et dont je portais, lourd et rempli de larmes comme les fosses du cimetière de la plaine, le prénom endeuillé.

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