Marie-Ève se brossait les cheveux vigoureusement, sa chevelure semblait verser sur le carrelage de la salle de bain comme un flux dhuile blond cuivré sinterrompant en pointe à quelques centimètres du sol. Puis elle renversa la tête dun geste léonin et révéla son visage au miroir. Elle domptait les mèches, lune après lautre comme si elle tirait des lignes verticales du haut du crâne jusquaux pointes, les yeux plantés dans ceux reflétés. Elle aurait pu exercer ce lissage les yeux bandés tant ses mains étaient exercées à cette gestuelle biquotidienne. Puis elle fouilla dans une pochette de liberty myosotis, en extirpa un élastique gansé quelle fourra dans la poche de son jean. Pas de maquillage ce matin, pas même un souffle de parfum. Jacques ne supportait pas quune fille puisse entrer dans sa cuisine avec les yeux ombrés ou déchargeant des effluves artificielles dans son sillage. Il avait commencé son cours en début dannée par « Ici on a besoin de votre cerveau mesdames, et de vos mains, votre pouvoir de séduction peut rester au vestiaire ».
Sa mère lavait inscrite à ce cours de cuisine dautorité et les vingt-huit ans bien sonnés de Marie-Ève navaient toujours pas trouvé comment se soustraire aux ordres maternels. Elle détestait cuisiner, elle naimait pas se salir les mains, ne supportait pas le contact avec la chair morte des aliments, se nourrissait dune poignée damandes quelle picorait entre deux feuilles de salade en sachet. Elle pesait 47 kilos pour 173 cm. Ses bras semblaient deux allumettes allume feu, cachées sous les manches longues dune chemise dhomme aux manchettes retroussées au dessus du poignet, la liquette rajoutait un peu dépaisseur au fond du pantalon.
Jacques avait sorti tous les ingrédients en les attendant. Sur la paillasse en inox la farine simulait la montagne à côté dun terril de sucre brun, les amandes formaient des tas, les ufs pigeonnaient dans le carton, le beurre sérigeait en motte et les framboises dressaient les poils, encore perlées de rosée. Le cours commençait toujours par une « rencontre », comme disait Jacques. La révélation des sensations au contact de la matière. Marie-Ève détestait ces préliminaires qui lobligeaient à mêler ses mains au vivant. Elle préférait le contact du papier cristal, de laluminium ou des barquettes en mousse expansée. Plonger les mains dans le contexte doucereux de la farine la révulsait, la nausée lenvahissait pour peu quen cassant un uf ses doigts viennent au contact du blanc visqueux. Mais Jacques était intraitable et peu à peu elle sétait pliée à ses exigences, le suivant à petits pas sur le chemin de son imagination. Jacques lui avait pris la main, lui demanda de fermer les yeux et commençait à raconter. La farine devenait un champ de blé bercé par le vent, jouant les vagues comme sa longue chevelure quand elle la lissait ou emmêlait ses doigts dans les mèches. Jacques faisait naître en elle des parfums oubliés, celui des feuilles du figuier chauffées à blanc dans le fond du jardin des vacances à Saint-Jean-de-Luz et des fleurs doranger. Une odeur verte et fruitée au miel quelle reconnaissait sans en avoir conscience quand elle fondait pour un parfum de marque.
Puis Jacques leur demandait, à chacune, de saisir délicatement une framboise dans leur petit panier cartonné vert et blanc, une seule, prisonnière et vivante comme un insecte entre la pulpe des doigts. Il suffisait de la contempler. Dabord en silence, puis il sollicitait les filles, elles devaient dire ce qui leur passait par la tête. Marie-Ève se polarisait sur les poils, elle ne voyait que ça, ces micro-poils dégoûtants quelle aurait voulu épiler à la pince avec violence, elle aurait voulu voir saigner le fruit dont elle savait quil cachait un nombre considérables de pépins qui iraient se ficher entre ses dents. Quil faudrait mâcher sans broncher pour ne pas troubler le repas au silence pesant comme du plomb, où seuls le dialogue des couverts cognant contre les assiettes était toléré, quil fallait attendre jusquà la toute fin du repas pour oser demander si les enfants pouvaient sortir de table, cette phrase dont elle ne savait jamais si elle provoquerait les foudres de maman ou son hochement de tête à peine perceptible qui les libérerait, elle, son frère et ses petites surs, dun joug invisible qui pesait sur son estomac comme si elle avait ingurgité une soupe de cailloux. Atteindre la porte de la salle à manger sans précipitation, la refermer sans un bruit et courir dans les escaliers, jusquà la salle de bain réservée aux enfants, où elle irait se vider, retourner son estomac comme une poche dencre. Elle regarderait le bol alimentaire au fond de la cuvette, rougi du sang des framboises, tirerait la chasse deau plusieurs fois jusquà ce que toute trace de vomit ait disparu.
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