Ce soir j'attends Marlène mais je sais qu'elle viendra, pas comme la Madeleine de Brel!
Marlène je l'ai rencontrée lors d'un stage de danse brésilienne organisé par la mairie de la ville. J'ai eu tout le loisir d'admirer ses déhanchés et la ligne de son dos sur lequel j'avais envie de laisser courir mes doigts plutôt que sur les touches glacées de mon piano. J'assurais la partie musicale de ce stage sous la direction d'un animateur homosexuel et aphasique.
C'est à la fin du stage que j'ai invité Marlène à venir m'écouter jouer. Elle a accepté sans hésiter.
Ce soir j'attends Marlène dans ce bar de la ville basse où je suis pianiste attitré. Il n'est pas encore 22 h et le bar est à moitié vide pour le patron et à moitié plein pour moi. La salle avec sa clim déglinguée baigne sous une lumière tamisée rose bonbon. Des couples bavardent autour d'un verre , des solitaires vapotent en louchant sur les seins de la barmaid.
Pour moi c'est l'heure des bilans et je peux dire que pianiste je l'ai été et que raté je le suis encore. Pourtant je suis sorti 1er prix du conservatoire régional de champagne Ardenne. J'aurais dû me douter que cette victoire sentait déjà un peu la défaite. J'ai donné quelques concerts dans l'Aube et la Haute-Marne qui n'ont pas laissé des souvenirs impérissables au public.
Mon répertoire se résumait aux oeuvres les plus sombres de Schubert. A cause de moi le taux de suicides avait dû augmenté dans la région. L'alcool et le hashish avait accéléré ma chute vers les bars louches.
Ce soir j'attends Marlène et le patron me fait signe d'un regard qu'il faut commencer. J'ouvre les vannes et un ruisseau de notes dégringole de mon estrade et se répand dans le bar.
Sirop pseudo romantique, clairs de lune, plages désertes, cocotiers etc... C'est comme du mauvais sang qui coule de mes doigts, une saignée ou plutôt une vidange.
Soudain quelque chose change dans l'atmosphère, le vent du large semble souffler dans la salle. Marlène slalome entre les tables et c'est tout juste si on ne voit pas une mouette crever le plafond.
Les conversations s'éteignent. Les têtes se tournent. Les vapoteurs lancent des signaux de fumée de détresse. Marlène s'installe près de l'estrade, elle me sourit... Aussitôt mes doigts se délient et délivrent Schubert, Rachmaninoff, Chopin. Je quitte enfin le clavier des yeux et rencontre ceux du patron. Je suis fusillé. Mon regard revient à la table de Marlène. Un homme est assis a à côté d'elle et l'embrasse à bouche que veux-tu.
Ce soir j'attendais Marlène et Marlène est venue...
La musique du film "Un été 42" me tombe sous les doigts comme des larmes sur le clavier. Je suis cet adolescent qui court sur la plage et pleure un amour perdu....
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