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Aminata par Fragonarde

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Elle avait à peine trente ans, son visage en paraissait le double. Sa silhouette donnait l'illusion d'une adolescence conservée. Les hommes privilégient les corps, aussi était-elle choisie, même s'ils évitaient souvent de la regarder de face. Quand bien même ils y auraient fait un rapide détour, ils ne se seraient pas attardés. De nombreuses rides avaient creusé son visage. Ses cheveux, devenus gris soudainement, étaient cassants et secs. Son regard éteint n'invitait pas au dialogue. Mais ce n'est pas ce que les hommes recherchaient quand ils montaient avec elle. Chaque jour, immuable, l'abattage des corps sur le sien rythmait, par leur va et vient crescendo, la cadence de ces journées interminables. Regards concupiscents et avides de jouir au travers d'elle, sans plus de réalité, transparente. Et cela leur importait peu aux hommes, les cicatrices qui zébraient sa peau, les scarifications sur les poignets. Elle était là, dans la routine des corps supportés, pour quelques dollars, dans une capitale encore dévastée de ces années de guerre civile. Objet de leur plaisir, marionnette docile qui écarte les cuisses. Les jours de paie, la demande augmentait considérablement. Elle restait étendue sur la paillasse attendant les suivants, la peau moite des jouissances mêlées de ceux qui l'avaient possédée. Passivité indifférente à toutes les demandes, son corps pressé, retourné, bousculé, entravé, possédé, limé. Elle ne comptait plus les passes successives. Jambes écartées, elle attendait le prochain client quand soudain elle referma vivement ses cuisses et se redressa précipitamment. Un parfum envahissait l'espace au fur et à mesure des pas qui se rapprochaient. Elle croisa les bras sur ces seins. Il allait rentrer dans la chambre. Elle avait peur. Pétrifiée, elle ne savait plus si elle souhaitait que ce soit lui ou un autre. L'homme qui passa le seuil était grand, lui aussi, sans doute métis car il avait la peau claire. Il se déshabilla rapidement et se coucha près d'elle. Son parfum qu'elle respirait pleinement à même la peau fit rejaillir des émotions qu'elle avait cru anéanties. Ses gestes envers elle étaient tendres. Les yeux fermés, elle respira son ancien amant. Son compagnon d'avant. D’avant les journées d'émeutes qui avaient mis le pays à sang en exacerbant les divisions ethniques. Butin de guerre tribale, les femmes étaient devenues déversoir des frustrations de ces hommes soldats, de leur colère, de leurs fêtes triviales. Elle avait été relâchée sans plus de raison qu'elle n'avait été emmenée de force, un jour de marché, au tout début de cette période trouble. Elle le rechercha sitôt libérée. Elle avait tout supporté, tout endurée, retenue en vie par son amour pour lui. Comme les autres expatriés, il avait été évacué précipitamment très peu de temps après sa disparition. Dès qu'elle eut son adresse en France, elle lui avait écrit l'arrestation, la fin brutale de sa grossesse, son enfermement pendant ces deux années. Elle avait tu le reste. L'homme est reparti maintenant. Sur la place du marché, elle revoit, gisant par terre, son panier en osier arraché brutalement d'où étaient tombés les fruits et légumes qu'elle venait d'acheter. Ignorés, piétinés, saccagés avant de pourrir sur place. Un autre client vient de rentrer. ll ne l'avait pas attendue.

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