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Le premier voyage de la frégate bleue par Sablaise1

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Au printemps 1956 nos parents s’étaient mis à tenir à longueur de journée des conciliabules dont nous étions exclus mais, en tendant bien l’oreille, nous avions réussi à saisir le mot boxe. Mon frère aîné me soutenait tout excité que nos parents allaient nous emmener voir un match de boxe. Du haut de mes six ans je lui avais répondu que c’était impossible puisque mon père éteignait le poste de télévision dès qu’il s’agissait de ce sport considéré par lui comme imbécile, inhumain, casseur de nez et broyeur de cerveaux. Le mystère prit fin le jour où nos parents nous habillèrent de pied en cap pour une sortie surprise qui nous mena droit au box loué pour abriter la première voiture de mon père, une Frégate Renault neuve qu’il venait d’acheter à crédit pour ses quarante ans. Nous restâmes sans voix devant la belle en robe bleu grisé et adorâmes immédiatement l’élégance de ses lignes et la douceur de sa forme arrondie évoquant une savonnette. Cette voiture devait nous permettre de gagner le sud de l’Espagne à la rencontre de la famille de mon père, qu’il n’avait pas revue depuis son exil deux décennies plus tôt. Mais, nous expliqua-t-il, pas question de la brusquer par un long voyage intempestif. Il fallait d’abord l’habituer en douceur, la rôder. Tous les week-ends nous quittions donc Paris en direction de la forêt d’Ermenonville ou de celle de Fontainebleau pour habituer notre Frégate bien-aimée. Lorsque les grandes vacances arrivèrent, la belle était fin prête pour le long voyage qui se ferait en trois jours car les routes d’alors, spécialement du côté espagnol, ne permettaient guère la vitesse. Quel bonheur de partir vers un pays et une famille inconnus dans cet habitacle confortable! Ma mère, ancêtre vivant du GPS, ne s’occupait plus que du trajet et mon père se concentrait sur sa conduite car son permis de conduire était aussi neuf que le véhicule. A l’arrière faute de gameboys et lecteurs de DVD, nous improvisions des jeux. Suite à un tirage au sort l’un se voyait attribuer les 4L Renault et l’autre les 2 CV Citroën, le gagnant étant celui dont le modèle avait été croisé le plus de fois pendant une période donnée. Nous étions aussi mauvais perdants l’un que l’autre, aussi le jeu était généralement suivi d’une période de brouille pendant laquelle celui de gauche n’avait plus le droit de regarder vers la droite et vice-versa, sous peine de coups. En France la route était agréable, nous filions bon train sur la mythique nationale 7. Contrairement au père de Tzigane50 le nôtre n’attirait jamais notre attention sur les églises, qu’il aurait volontiers fait disparaître du paysage, mais nous dispensait des leçons d’histoire et de géographie au hasard des régions traversées et nous sensibilisait à la dure condition du prolétariat lorsque nous croisions des travailleurs occupés à refaire la chaussée sous un soleil de plomb. Parfois nous quittions la nationale et empruntions une route secondaire pour pique-niquer dans la verdure. Nous en profitions pour visiter brièvement un site et parfois, bonheur suprême, goûter une friandise locale comme le nougat de Montélimar. Les étapes à l’hôtel étaient une source d’enchantement même s’il s’avérait difficile de trouver le sommeil dans le lit aux draps rêches d’une chambre inconnue surplombant une rue fréquentée. En Espagne les choses se corsaient. Les routes bombées et étroites étaient sillonnées par d’innombrables poids lourds et mon père n’en menait pas large. Il nous signalait parfois un routier sympa qui avait sorti le bras de l’habitacle pour nous faire signe de le dépasser et que nous devions en retour saluer de grands gestes. Mais le plus souvent nous restions interminablement coincés derrière des camionneurs teigneux qui se faisaient un malin plaisir de se déporter vers le milieu de la route pour empêcher le passage du vacancier étranger dans sa voiture rutilante. De mon côté je compliquais involontairement le voyage. Aux nombreux arrêts que nécessitait déjà en France mon mal de cœur quasi permanent s’ajoutaient en Espagne ceux que la chaleur provoquait en déclenchant chez moi d’abondants saignements de nez. Je me retrouvais régulièrement allongée sous un arbre, ma mère m’appuyant une compresse sur le nez et mon père m’appliquant le remède miracle, son jeu de clefs froid dans le cou. Nous finîmes pourtant cette année-là par arriver à destination et les premiers jours se passèrent à visiter la pléthorique famille paternelle. Je crois bien me souvenir que l’enthousiasme pour la belle Frégate « Rrrrenaoulte » éclipsait le plaisir de retrouver l’exilé et sa famille française. J’étais fière du succès mérité de notre voiture mais parfois gênée lorsque des enfants pauvres aux ventres ballonnés et aux jambes torses, vêtus de haillons, s’agglutinaient autour d’elle. Je ressentais alors douloureusement ma chance et aurais donné cher pour disparaître. La Frégate était une voiture d’une incroyable robustesse qui donnait une sensation de sécurité absolue. La première année tout se passa bien mais il nous arriva plus tard d’être pris dans un carambolage en série et de voir notre voiture en sortir indemne, avec quelques enfoncements de pare-chocs, alors que le véhicule de devant et celui de derrière étaient sérieusement endommagés. A mon grand regret, mon père changea huit ans plus tard la Frégate Renault pour une Opel Rekord dont je détestais les lignes géométriques et dont la mince tôle se froissait au moindre choc. (Un grand merci à Tzigane50 dont la 404 paternelle m’a fait replonger dans mes propres souvenirs et donné envie de les partager )

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