Il est l'heure. Je suis prêt. Je jette un dernier coup d'oeil dans le miroir et j'éteins le néon. J'ai eu le temps de voir surgir dans le reflet, une ombre. Mais je fais comme si de rien n'était. Je ne vais pas me laisser impressionner.
Dehors les arbres scintillent de perles de pluie. Un souffle de vent et les voilà qui gouttent en petites constellations sur la route. Au loin, la fumée de la briqueterie s'estompe en se dispersant. On dirait un ogre qui ricane en s'évanouissant dans le ciel tendu au-dessus des maisons.
Par la fenêtre, je vérifie que tout aille bien. La voie est libre. Je peux sortir.
Sur le seuil, un oeil énorme bouche le passage. Je m'en doutais. Tous les jours c'est pareil. Je suis bien obligé de le contourner prudemment. Il me regarde d'un air torve. Il suit chacun de mes gestes. Je n'ose pas trop bouger. J'attends. Je profite d' un instant d'inattention de sa part pour déguerpir en courant.
Je n'ai pas fait trois pas dans l'avenue, que je sens une autre présence dans mon dos. On se connaît. J' ai l'habitude.
Cela fait des semaines qu' il me cherche. Je ne sais pas ce qu'il me veut. Il marche derrière moi, au même rythme, il accélère si je cours, il ralentit si je m'arrête. Il disparait quand je me retourne pour lui faire face. Il profite des platanes pour se cacher. Les matins ensoleillés je distingue son ombre maligne sur les pavés. Il croit que je ne le remarque pas.
Ce matin, il est vrai, je ne vois rien. La bruine grise efface tout. Il n'y a plus trace de lui. Cependant je sais qu'il est là. Qu' il colle à mes basques. La façon dont il lorgne vers moi en avançant. Il traîne avec lui des chaussures crottées. Il y a de la boue grasse sur ses talons.
Je le sais car une fois j'ai fait le chemin en sens inverse exprès. Je comptais le surprendre.
Ce jour là, il tirait justement derrière lui aidé d'une ficelle, un pan entier de montagne. Celle de mon paysage familier. De mon village. Une montagne quand même bien connue de tous ici. Normalement impressionnante. Qui n'a pas pour habitude de bouger seule. Comme ça. Au contraire c' est une montagne plutôt tranquille. Eh bien, ce matin là, je vous le jure, il s'était débrouillé pour la tracter jusque devant la maison, en la faisant glisser, jusqu'à la décoller de sa base pour la faire crapahuter jusque dans le jardin ! où elle s'est littéralement affaissée sur elle-même, tremblotante et molle, comme un tas de gelée anglaise, avant de se liquéfier sur la pelouse en un torrent de glaise brune.
Depuis je suis sur mes gardes. Je me méfie. Je ne sors jamais sans quelques munitions et mon couteau suisse, histoire de lui fichtre la peur de sa vie s'il s'en prenait à moi.
Il a certainement à mon égard un plan mauvais. Je ne sais pas ce qu'il mijote.
Dans le ciel, un corbeau tourne au-dessus de ma tête. Il rêve sans doute de s'en prendre à mes cheveux, ou à mes yeux peut-être. Je commence à avoir peur. Ils sont plusieurs à présent à tournoyer en criant. Je remonte mon col. Un coup de vent et sous la bourrasque, la montagne emportée dans l'élan, soudain s'échoue contre la barrière, dans un grand fracas de navire brisé. Il faut que je m'écarte, vite, si je ne veux pas être englouti avec elle.
L' Autre, qui me suit, ne me lâche pas. Il insiste. Il tient bon. Il est accompagné maintenant d'un dragon excité qui crache dans mon dos des éclairs de feu et de l'écume brûlante. Je n'en peux plus. Je voudrais protester. J' entreprends de courir.
C' était sans compter sur cette muraille qui soudain se dresse devant moi et arrête ma course. Et une pluie convulsive ruisselle dans mes yeux. Tant pis, puisqu' il le faut, - car j'avais tout prévu -je sors une grenade. Je dégoupille et la lance en direction du gueux qui me course.
C 'est la dévastation. Mes doigts dégoulinent du sang vermeil du fruit sorti de ma poche.
L' Autre couché en travers d'une allée palpite encore un instant, bouche ouverte.
Je suis sûr qu'il fait semblant.
Dans le ciel, juste au-dessus de ma tête, les nuages enflés se regroupent, comme une armée d'encre noire.
( Abi , Rousseau était-il vraiment parano ? )
"c'est bien grâce aux fantômes que Rousseau imagine autour de lui que son oeuvre peut esquisser les ombres de notre présent".
http://tecfa.unige.ch/proj/rousseau/opinion.htm
ou plus lisible là
http://www.memo.fr/article.asp?ID=JJR_PUB_004
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