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La vie parallèle par Annaconte

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Dans le bureau. Six heures du soir. La journée a été rude. Les autres sont déja partis. Il ne reste qu'eux . Tous les deux devraient rentrer chacun de son côté, elle à G...., lui à R....Mais ils aiment bien prolonger cet instant plus tranquille, une sorte de sas entre l' agitation du travail et la poursuite de la soirée qui les attend à la maison. Calée dans son fauteuil, elle laisse aller ses pensées au hasard. Elle flotte au-dessus de sa journée bien remplie, évacue les tensions, ne songe plus à rien. Lui, devant la fenêtre, rêve. Il ne pense déjà plus à ces piles de dossiers fastidieux qu'il retrouvera demain matin. Il les efface d'un mouvement de la tête et goûte ce rare moment de calme. Il a une envie d'allumer une cigarette, mais il peut tenir encore un peu. Pour l'instant, il profite du silence. Ils ne se parlent pas. Ce n'est pas un problème. Parfois il leur arrive de parler. Ce soir non, ils ont l'habitude aussi de demeurer silencieux. Ensemble. Certains soirs, à une attitude qu'elle prend, il sent que cela ne va pas trop. Alors il l'interroge. Elle élude. Il insiste. Alors elle finit par se livrer. Parfois même elle fond en larmes et lui doit la consoler. Il lui tend un mouchoir en papier. Elle sourit un peu en mouchant son nez et ils finissent par éclater de rire tous les deux et de bon coeur. D'autres soir c'est lui. Il se sent grincheux. Et c'est elle qui le presse alors de lui dire pourquoi. Au début, il n'osait pas. Il gardait pour lui ses doutes et ses colères. Son impuissance aussi face aux dysfonctionnements de l 'équipe de travail, son angoisse de se tromper. De mal évaluer une situation. De faire un mauvais choix. Il préférait taire ses interrogations. Sa vie aussi parfois lui pesait. On ne raconte pas ces choses. On les garde pour soi. Même à la maison, il ne disait mot à sa femme. Elle n'aurait pas compris. Elle l' aurait peut-être écouté par gentillesse ou compassion. On ne peut vraiment pas dire à sa femme qu' on en a assez. Que la vie pèse. Qu' on aimerait en changer. Ce sont des choses intolérables à entendre. Elle ne supporterait pas. Il préférait les taire, ces choses insupportables ... Au début, il n'en parlait pas non plus quand sa collègue de bureau s'inquiétait de le voir si taciturne. Puis au fil des années, il s'était un peu laissé aller à s'épancher. A dire qu'il en avait gros. Que sa vie lui semblait désormais vaine et ennuyeuse. A présent, le soir, quand tout le monde était parti et qu'ils restaient tous les deux à bavarder de tout et de rien dans le bureau désert, il pouvait tout dire. Il savait que rien ne serait retenu contre lui. Qu' elle ne le jugerait pas. Ne lui tiendrait pas rigueur de ses aveux impitoyables sur les gens et le monde. Il pouvait se confier totalement. Et lui dire à elle toutes ces choses qu' il taisait , pour ne pas lui faire de peine, à sa femme. Sa femme qui devrait en principe tout pouvoir entendre et supporter. Comment est-ce possible d'en arriver là, à taire à la personne la plus proche de soi, les choses les plus importantes et les plus secrètes ? Et les confier à une autre, étrangère, qui ne partage rien d'autre avec vous que ces huit heures quotidiennes de travail, un huis-clos semi-tragique de dépendances et de soumissions laborieuses. Avec elle, il ne se sentait pas coupable. Il savait qu'elle ne l'interromprait pas. Qu ' elle ne s'emporterait pas. Qu'elle écouterait jusqu'au bout. Elle ne projetterait rien, n'envisagerait rien, ne lui en voudrait de rien. Non pas qu'elle n'était pas directement concernée, mais parce qu'elle était vraiment en empathie avec lui, et particulièrement attentive. Jamais complaisante cependant. Elle ne lui faisait pas de cadeau. De toutes façons, ces moments d'abandon total étaient rares. Sauf quand la cocotte débordait trop et qu'il fallait une soupape de sécurité, ce n'était pas tous les jours. Un soir, il y eut grève des transports. Et puis la neige par-dessus tout ça. Il leur fut impossible de rentrer chez eux. Ils furent contraints de dormir à Paris. Naturellement ils choisirent de passer la nuit ensemble. Il eut un peu peur le matin. Il pressentait douloureusement qu'il pourrait tomber amoureux. Qu'il suffirait de presque rien.

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