Je dois beaucoup à mon oncle, et dabord ma dépendance.
Pour le comprendre il faut déjà raconter que, quand il était jeune homme, il travaillait sur latoll de Mururoa, pour larmée. A lépoque il était franchement électricien et secrètement communiste.
Sur une série de photos jaunies, prises là-bas, dans les années 70, on le voit en uniforme, affublé dune grosse barbe broussailleuse et postiche , les élastiques mal dissimulés saccrochant aux oreilles, parfait sosie de Fidel Castro, lil noir à létincelle révolutionnaire fixant lhorizon de la lutte finale.
Travailler à Mururoa cest bien payé. Les occasions de dilapider largent sont nulles et celles de sennuyer gigantesques.
Mon oncle a fini par rentrer en métropole avec ce quil faut appeler un petit capital (bien que ce mot lui écorchât la langue) qui lui a servi à sinstaller pour son compte avec sa fraîche épouse.
Une société qui a rapidement prospéré. Il a dû embaucher. Et plus il embauchait moins il paraissait communiste, ou, tout du moins, de plus en plus secrètement.
La conviction révolutionnaire lui semblait vissée au corps aussi mal que la barbe postiche.
Quand nous nous voyions en famille, au repas dominical organisé deux fois par mois chez mes grands parents, nous pouvions constater à quel point son embonpoint suivait une courbe inversement proportionnelle à la ligne de ses voitures de course.
Lui qui, le déjeuner fini, était toujours du côté de la jeunesse pour une partie de cache-cache dans le jardin préférait maintenant garder son estomac au salon, à laisser fermenter les kilos de viande engloutis arrosés au digestif et fumés au cigare cubain, le seul des attributs de Fidel dans lequel il pouvait encore se reconnaître.
Nous qui ladorions, ne voulant pas lâcher prise, faisions des allers-retours continuels en tournant autour du fauteuil comme de petits sioux:
-Tonton, tonton, viens jouer, viens faire un foot avec nous !
Il devait culpabiliser de nous laisser tomber car un jour - je ne sais pas si cest laction des radiations de Mururoa sur son cerveau, mais il avait parfois de drôles didées - enveloppé dans un épais nuage de havane, il se défila une fois encore en disant :
-Eh les mômes ! Regardez ce quil sait faire tonton !
Et, creusant les joues, arrondissant la bouche, prenant la pose du prestidigitateur, il débita un long chapelet de ronds de fumée dune perfection telle que je nai jamais revu chose semblable.
-Encore ! Encore !
-Tu sais faire des plus grands, les plus grands du monde ?
-Tu pourrais en faire cent cinquante dun coup ?
-Tu sais faire des carrés ?
-Des triangles ?
-Des cylindres ?
-Oui, bien sûr
des têtes de Mickey aussi
mais je vous les montrerai quand vous-même aurez appris à faire de beaux ronds.
Et de nous distribuer le reste de sa boîte à cigares pour notre entrainement.
Alors, suite à cette mémorable journée, tout les quinze jours il se mit à nous ramener chacun la sienne, en consignant soigneusement nos progrès sur un petit carnet.
Cest comme ça qua lâge de dix ans a commencé une dépendance dont je ne sais si je dois la mettre sur le dos du communisme, du capitalisme ou des essais nucléaires.
Dépendance non pas au tabac (je vapote du jus de fraise, le tabac jai compris que cétait néfaste en embrassant mon oncle, dont les joues, à force de brûler des havanes se sont mises à prendre le goût de jambon fumé), dépendance non pas au tabac, disais-je, mais aux « ronds de fumée », qui est pour moi un terme générique, car si jai compris depuis longtemps que les têtes de Mickey cétait du pipeau, en revanche jai la conviction que les carrés, les cylindres et peut-être même les sphères sont réalisables.
Le malheur de la dépendance « aux ronds de fumée » est que cest une addiction terrible. On ne peut la comparer quà la pratique du bilboquet.
Pourtant aujourdhui je mabstiendrai de faire des ronds, en solidarité avec mon oncle bien-aimé qui sabstient de faire les siens le jour de la journée sans tabac, car, comme il le dit si merveilleusement bien :
-Le 31 mai, mais uniquement le 31 mai, vois-tu mon neveu, je fais plaisir à mon médecin, entre lalcool et le tabac, je choisis l'alcool, exclusivement. A chaque jour suffit sa peine. Il est des jours où il faut affirmer bravement des convictions
même si elles sont temporaires.
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