Comme tous les jours, très tôt le matin, Pierrick, le patron du bar «Le Bidule» faisait sa promenade à vélo sur le remblai en compagnie de Rex, son labrador.
Cet ancien marin avait besoin de commencer sa journée par ce rituel qui lui permettait de contempler le ciel et la mer.
La météo locale avait prévu pour la journée de la pluie, du vent et une mer agitée, comme la veille.
Arrivé à la hauteur de la villa Nordhaisie, Rex, quittant le trottoir où il courait sagement aux côtés de son maître, traversa la route en trombe, sauta par-dessus le portail du jardin et se mit à aboyer en tournant et bondissant dans lherbe.
Pierrick stoppa net. Doù il se trouvait il ne pouvait apercevoir ce qui avait attiré Rex à cet endroit.
La villa, inhabitée depuis quelques années, commençait à se délabrer de toute part et le jardin nétait plus quun champ dherbes folles.
Elle avait la particularité de se dresser, seule, entre deux immenses terrains vagues, telle une anomalie, un pointillé, une pause dans la course effrénée du temps, un coup darrêt à lappétit insatiable des promoteurs dévoreurs de passé.
Le remblai de cette « plus grande plage dEurope » était devenu un alignement dimmeubles luxueux entre lesquels résistaient, coincées et étouffées, quelques dizaines de magnifiques villas du 19ème siècle.
"Nordhaisie" faisait partie de ces splendeurs déchues qui donnaient, avec leurs balustrades, lambrequins et oriels, un aperçu de ce quétait le Boulevard de la Mer cinquante ans auparavant.
Pierrick sapprocha et entra dans le jardin. Il avait les clés du portail et de la maison.
Jacob, le fils des propriétaires les lui avait confiées afin quil surveille les lieux.
Ce dernier vivait aux Etats-Unis depuis quatre ans. Il était parti là-bas, dabord en tant quétudiant, puis sy était installé pour travailler.
Pierrick rejoignit son chien et constata que la porte du garage sétait envolée jusquau milieu du jardin. Aux fenêtres, plusieurs carreaux étaient cassés.
Il ouvrit la porte et saperçut aussitôt quil sétait passé quelque chose danormal pendant la nuit précédente.
Ce quil vit confirma sa première impression: vaisselle et objets cassés, tableaux défoncés, meubles renversés, papiers éparpillés, rideaux, canapé et fauteuils lacérés
Rex se remit à aboyer en se précipitant dans une pièce voisine, Pierrick le suivit et aperçut, gisant derrière le bureau, le corps recroquevillé dune femme, à la tête dissimulée par les tentures.
Le chien poussait des petits cris plaintifs en tournant autour delle. Pierrick souleva le rideau et découvrit un visage tuméfié et sanguinolent mais qui, malgré cet état, ne lui était pas complètement inconnu. Il lui sembla que la femme avait les yeux entrouverts.
- Madame ?
Mentendez-vous ?... Je vais moccuper de vous. Que sest-il passé ?
Ses questions restèrent sans réponse. Elle était inanimée.
Pierrick appela police-secours, puis rassuré et soulagé par la prise en charge de la victime, regarda lambulance séloigner en soupirant :
- Je me doutais bien quil arriverait des ennuis dans cette maison de malheur!
Il referma la maison, replaça tant bien que mal la porte du garage arrachée, puis il siffla son labrador et retourna à son bar. Malgré toutes ces émotions, il réalisa quil était grand temps douvrir.
Il téléphona à Jacob et lui raconta ce qui venait de se passer.
Jacob lui demanda des détails quil ne pouvait donner et se rendant compte à quel point la situation donnait à Pierrick des soucis qui nétaient pas de son ressort, celui-ci prit alors la décision de revenir en France.
*
Quelques jours plus tard, Jacob arriva sur la côte bretonne avec sa voiture de location, il se rendit directement à la villa de ses parents où il nétait pas revenu depuis trois ans.
Une grande émotion le saisit, un mélange de nostalgie, de chagrin et dappréhension.
- Pauvre maison, se dit-il, dans quel état est-elle ! Jaurais dû revenir plus tôt.
Il entra et, malgré le capharnaüm, tous ses souvenirs revinrent en masse. Il était à lUniversité dHarvard depuis un an, lorsquil avait appris laccident mortel de ses parents et de ses deux frères.
Ce jour-là sa jeunesse sétait arrêtée. Il avait vingt et un ans.
Il parcourut la maison pièce par pièce, en commençant par sa chambre.
Les yeux remplis de larmes, il regarda les photos des siens. Tous les objets, tous les meubles, les livres, les disques, le piano lui rappelaient des moments précis de la vie davant.
Cétait la première fois quil les revoyait depuis laccident.
Après lenterrement, il était reparti aussitôt aux Etats-Unis, il avait senti que sa seule planche de salut était de retrouver les amis quil sétait fait là-bas.
*
Sortant de sa torpeur, il repensa aux évènements actuels et téléphona à lhôpital pour demander des nouvelles de la blessée
mais, au fait, il ne connaissait pas son nom
Après quelques instants dattente, il obtint des renseignements sur son état. La personne était dans le coma.
Attristé et perplexe, il entreprit de remettre de lordre et de faire le nécessaire pour les réparations.
Puis il a appela son bureau à New York, où il était membre associé dun important cabinet davocats. Il prévint quil serait absent pendant un mois pour des raisons familiales.
Il alla dans le bureau de son père, qui était avocat comme lui.
C'était là que Pierrick avait trouvé la femme.
Il y régnait une atmosphère de désolation, tout était sens dessus dessous. Dans la cheminée, on avait jeté des livres et des documents dans lintention, sans doute dy mettre le feu.
Jacob était atterré
mais qui avait bien pu faire cela et pourquoi ?
La bibliothèque derrière lui contenait encore tous les uvres préférées de son père, couvertes de poussière et de toiles daraignées.
Celui-ci lui avait communiqué sa passion pour la littérature. Il ressentit de nouveau ladmiration quil avait pour lérudition de son père, ainsi que la reconnaissance de lavoir eu comme guide dans ses lectures comme dans ses études, il fut ému en se remémorant les longues et enrichissantes discussions quils avaient tous les deux au coin du feu.
*
Jacob replaça les livres sur les étagères et aperçut alors, cachée derrière une rangée, une épaisse enveloppe, où se trouvaient des lettres manuscrites.
Il reconnut lécriture de son père sur certaines et une écriture inconnue sur les autres.
Il les parcourut rapidement. Il comprit dès les premières lignes quil était tombé sur des écrits personnels et intimes.
Il faillit arrêter de lire, mais désormais il nétait plus question dindiscrétion
et puis sa curiosité lemportait.
Des dizaines de lettres féminines signées Mina et autant écrites par son père.
Celles de Mina étaient empreintes de tristesse et dune tendresse à peine voilée.
Il y était question de la vie dure en prison, de remerciements adressés à Nathan, son père,
"si tu savais, Nathan, comme tes visites me font du bien !"
..."Jamais personne ne ma apporté autant de réconfort"
..."Est-ce que je ne suis, pour toi, quune cliente comme les autres, dis-moi ?... »
Et puis, au fur et à mesure des dates qui apparaissaient, lattachement de Mina pour son père semblait se renforçer.
Dans les dernières lettres, elle dévoilait même totalement la nature de ses sentiments pour lui, ainsi que sa souffrance de savoir que tout cela était sans espoir.
Les lettres de son père semblaient être des réponses à chacune des siennes. Ses sentiments suivaient le même cheminement que les siens. Chaque phrase contenait les mots quil ne pouvait pas lui dire, quil nosait pas lui dire parce quil avait fait son choix de vie, parce quil était son défenseur avant tout
Jacob sinterrogea sur la présence des lettres de son père. Cela signifiait-il quelles navaient jamais été envoyées, que Mina ne les avait jamais lues ?
Jacob était consterné
Son père, un homme si sérieux, si réservé à force de contrôler ses émotions, si soucieux dêtre un exemple pour ses fils, se montrait tout à coup sous un jour totalement inconnu pour Jacob.
On ne peut pas dire quil nétait pas affectueux, il létait à sa manière, il était présent, bienveillant, juste, attentif, courtois, tout cela dune façon pudique, sobre, sans démonstration. Mais Jacob sétait toujours dit quil lui manquait quelque chose pour être tout à fait humain.
Et tout à coup, il tenait ce " quelque chose " entre les mains
Quel choc !
Peut-être nétait-il pas très loyal envers la mémoire de sa mère, mais Jacob ressentit de la joie à lidée que son cher père avait pu éprouver ce sentiment-là et devenait, a posteriori, un être plus proche. à sa portée.
Ses parents avaient formé un couple assez mal assorti, il semblait à Jacob que cétait sa mère qui avait assombri le caractère de son père avec son extrême froideur et ses crises de colère inattendues qui terrorisaient tout le monde.
Latmosphère familiale était sinistre.
Heureusement, il y avait des échappatoires telles que les sorties en mer avec le voilier ou le cinéma des après-midi pluvieux, moments précieux où père et fils savouraient ensemble le goût du plaisir et de la liberté.
Seule sa mère vivait en permanence à la villa Nordhaisie, maison quelle avait héritée de son grand-père.
Son père avait son cabinet à Nantes, auquel attenait un petit studio, ce qui lui permettait de rester sur place lorsque ses affaires lexigeaient.
Quand à lui et ses deux frères, ils effectuaient leurs études lycéennes en internat.
Son père ne sétait jamais senti chez lui dans la villa.
Celui-ci aurait souhaité avoir une maison à lui, mais ses moyens ne lui permettaient pas doffrir à sa famille une habitation de ce niveau.
Jacob avait souvent été témoin de scènes entre ses parents à ce sujet, ils se séparaient fâchés, sa mère refusant catégoriquement de changer ses habitudes et son train de vie.
*
Jacob prit ensuite la direction du « Bidule ». Il retrouva sans peine la rue où se trouvait le bar qui est une véritable institution dans cette station balnéaire.
Cest un endroit où les clients se pressent autour des tonneaux dressés en forme de tables pour boire du Banyuls ou du Muscat. Lorigine du nom de ce bar vient justement du caractère inhabituel de ces boissons dans la région, où lon sert plus volontiers du Muscadet, et donc surnommées « bidules ».
Pierrick et lui se saluèrent chaleureusement, Jacob le remercia pour tout ce quil avait fait et renouvela les questions posées par téléphone : qui était cette femme ? que faisait-elle là ?
- Ecoute, Jacob, je nen sais pas plus que lautre jour.
La seule chose que je peux te dire, cest que depuis quelques semaines il mest arrivé de la voir assise sur la plage, juste en face de la villa.
Même que jai trouvé ça louche.
Enfin maintenant, cest à lhôpital quelle est, va la voir si tu veux en savoir plus.
Tiens, je te redonne tes clés, la police est déjà passée pour constater létat des lieux, relever des empreintes et faire son inspection.
Les flics mont interrogé et mont dit quils te verraient dès ton arrivée.
Voilà où nous en sommes. Noublie pas que je peux théberger chez moi le temps que tu voudras, cest daccord ?
- Bon, daccord, Pierrick, jaccepte ton invitation et encore merci.
*
Quelques jours plus tard, Jacob appela de nouveau lhôpital et on lui annonça que la patiente était sortie du coma et quil pouvait venir la voir.
Le jeune homme sy rendit aussitôt.
Il découvrit une femme dune quarantaine dannées, jolie malgré son visage encore tuméfié, un bras dans le plâtre, lautre relié à un goutte à goutte. Elle était encore faible, mais tout à fait consciente.
La femme le dévisagea et dit lentement, les yeux ébahis :
- Vous
vous êtes son fils ? le fils de Nathan ? ... Cest incroyable comme vous lui ressemblez ! Mais, expliquez-moi, je ne comprends pas
vous êtes de retour vous et votre famille ?
- Mais ? non !... je ne comprends pas, vous connaissiez mon père ? Je suis seul
vous ne savez pas ce qui sest passé ? Mes parents et mes frères ont disparu dans un accident de voiture il y a trois ans.
- Nathan
Nathan est
mort ! Votre mère, vos frères
mon pauvre garçon
jignorais tout.
Et, les larmes aux yeux, elle dit, dans un souffle à peine audible :
-
Alors, ça explique tout
...à suivre
(FIN de la 1ère PARTIE)
↧