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Shaska par Christensem

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La pirogue glisse sans a coups, comme un souffle retenu. Affalé sur le plancher je m'éveille. Le visage penché vers le miroir de la rivière, je renais... Un mince ruban de ciel liquide se fraye un passage dans le reflet des palétuviers. Du bout du doigt j'y grave des lianes de lumière. J'aime les voir se diluer en vagues éblouissantes dans les sombre remous du courant. Trois jours que je n'avais vu le soleil. Trois jours de pluie. Trois jours de fièvre. L'ange qui me pilote au milieu de cet enfer vert est silencieux. « Silencieuse » serait plus exact. Shaska est là seule à avoir accepter de m'accompagner jusqu'au bout du voyage. Mon guide a la peau noire. Et un étrange regard bleu qui sait... Ce qui me ronge. Ce qui me pousse. Ses rames caressent l'eau en arrachant des gerbes d'émeraudes. Ici tout prend la couleur de la forêt . Son dos cuivré comme l'aile du monarque se cambre sous l'effort. Son balancement régulier me fascine, m'hypnotise. Je respire au rythme de ses coups de pagaie. Sa nuque de cygne noir disparaît sous un turban aux couleurs de l'azur. Je reconnais l'étoffe avec laquelle elle a humecté mes lèvres. Arraché la fièvre à mon front. Épongé ma douleur. Trois jours au creux d'un arbre immense à écouter la pluie rouler les pierres du chemin jusqu'au torrent voisin. Sa silhouette affairée au dessus d'un maigre brasier. De pauvres flammes effrayées par le ronflement de l'eau. Ses tisanes, ses compresses aux herbes mystérieuses. Et mes fantasmes cramponnés à son ombre. Une ombre attisée par le feu. Danse diablement érotique dans les ténèbres de notre tanière improvisée. Nos étreintes aux soupirs étouffés par le grondement des feuillages sous le ciel en furie. Nos gémissements s'enlaçant dans le crépitement des braises. Tout la-haut dans les profondeurs de l'arbre. Shaska tend la main vers le fond du tunnel végétal. La-bas une plage minuscule enfouie sous les frondaisons. L'embarcation s'y plante mollement au milieu du bruissement d'une nuée de bestioles. J'ai encore peine à croire que le « Molly Aida » se trouve quelque part au fond cette jungle. Après tant d'années. Devant moi Shaska ajuste ses pas le long d'une trace presque invisible. Le passage est si ténu qu'il s'estompe sous le poids des herbes gorgées d'eau. Je bénis les malicieuses plantes qui lui giflent les cuisses en retroussant son pagne et je me réincarne dans ce papillon qui tourbillonne entre ses jambes. Rien qu'une caresse. Du bout des ailes. Du bout des lèvres. Juste pour savourer le satin de sa peau. J'imagine la douceur d'un pétale. La tendresse d'un bourgeon. Et cette couleur café qui n'en finit plus d'exalter mes sens. Je papillonne ainsi de longues minutes en butinant ses trésors. Et l'ivresse me distrait de notre marche. Une branche contrariée par le passage de la belle vient brutalement me fouetter le visage. Je perd mes ailes et redescend sur terre. Pendant ce temps Shaska liane parmi les lianes se glisse dans l'odorante végétation avec l'agilité d'une chatte. Moi je peine, je patauge dans les ruisseaux qu'elle franchit sur la pointe d'un pied. A trop fixer ses fesses j'en oubli les pauses qu'elle s'accorde pour humer la forêt et ses dangers. Je la percute alors gauchement, me rattrapant à ses hanches le nez enfoui dans ses parfums. Elle n'est pas dupe mais le jeu semble lui plaire. Les coups de rein qu'elle m'envoie pour me repousser ressemblent de plus en plus à des encouragements. Si je m'écoutais je la plierais là, debout au milieu du sentier, le nez dans les fougères. Docile elle se cramponnerait aux racines de ce manguier pour supporter mes assauts. Mais je dois poursuivre. L'impatience de toucher au but est plus forte que mon avidité de chair tendre. Elle vient de se figer comme un chien d'arrêt. Sous les hurlements d'une poignée de singes un animal détale bruyamment devant nous. Des piailleries d'oiseaux invisibles, des grognements lointains, je suis un peu déçu... je m'attendais vraiment à autre chose! Depuis des semaines des tamtams résonnent dans ma tête... des chants indigènes bercent mon sommeil et par dessus tout la voix de Caruso qui flotte au dessus de la forêt. Où sont les Jivaros? Depuis un quart de siècle la réalité s'est quelque peu délavée au fil des saisons... Il ne subsiste que les bribes d'une pitoyable légende colportée par des aventuriers peu scrupuleux... Voilà sur quoi j'ai bâti tous mes espoirs! Shaska vient de se volatiliser dans la chlorophylle! Je sombre à mon tour dans le chaos végétal en me débattant comme un diable et c'est dans la lumière d'une clairière inattendue que je réapparais... Et là... juste devant moi, défiant les frondaisons de toute sa splendeur, l'objet de mes désirs. Le « Molly Aida » Légèrement couché sur le flanc, le temps a blanchi les structures du navire à vapeur. Il ressemble l'immense carcasse d'un monstre marin. Un enchevêtrement de lianes exubérantes et de racines tortueuses le palissent comme un temple Incas. Seul son orgueilleuse cheminée semble avoir résisté aux assauts de la foret. Et puis il y a cet éclat aveuglant que le jour déverse au centre de la trouée. Shaska apparaît sur le pont avant. Une baguette à la main mon guide lève les bras au ciel. Tel un auguste chef d'orchestre . Sa silhouette s'estompe dans la lumière et le prodige s'accomplit... La voix du maitre s'élève lentement dans les airs. « Ate o cara »... I puritin... Bellini... Ses volutes graves et chaudes s'enroulent autour des écorces centenaires, se perdent dans l'épaisseur des feuillages et retombent autour de moi... En pluie de frissons. Je me délecte ! L'air vibre sous cette mousson d'émotions. La musique est belle, lente et majestueuse comme un navire qui prend la mer. Je ressens l'indicible glissement du vieux vapeur vers le fleuve lointain. Sur le pont j'aperçois des costumes somptueux, des musiciens, des cuivres et tout à l'avant... mon ténor italien. Je me hisse auprès de Shaska. A ses cotés un antique phonographe à pavillon distille les dernières notes de Caruso. Religieusement elle relève l'aiguille du phono, retourne le 78 tours et m'entraine vers la passerelle du commandant. L'anarchie, le désordre de l'inextricable jungle s'arrêtent sur le pas de la porte... à l'intérieur rien ne semble avoir changé... Les chromes, les boiseries, le mobilier tout respire un présent propre et confortable. Seul un couple de lézards batifolant sur le verni du gouvernail trahi le chaos extérieur. J'imagine que Shaska vient ici très souvent. Sur les murs des images du tournage de Fitzcarraldo. Plusieurs photos affichent le sourire bleu de Kinski Sur l'une d'entre elles une jeune indigène pose au coté de Klaus. Le regard ardent qu'elle lui lance en dit beaucoup sur le secret qui les unit. Shaska, l'enfant d'une passion entre l'artiste et la sauvageonne me prend par la main. A présent je sais d'où lui vient ce bleu qui rayonne entre ses cils. La nuit s'est emparée de nous. Sur ce navire enraciné dans les ténèbres il fallait bien tuer le temps. Shaska m'a entrainé vers sa couchette. Je sens ses mains guider mon plaisir vers le sien. Devant nous, dans la brume le « Molly Aida » ouvre la route. Je crois entendre... Carruso et ses pécheurs de perles. Shaska au dessus de moi. Lentement elle me couvre. Quelques larmes pour accompagner la mélodie. Quelques sanglots pour mélanger nos corps. Au loin le grondement des rapides qui enfle, dévore inexorablement la voix du Maitre. Voluptueuse glissade au milieu des flots. Jouissance silencieuse au milieu du déluge. La pirogue glisse sans a coups, comme un souffle retenu. Affalé sur le plancher elle me réveille. http://www.youtube.com/watch?v=-pJ76nAkysM

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