Je baisse la tête dans mon assiette, où flottent deux ou trois lamelles d'oignon dans une mélasse chaude de petits légumes attendris, et le fumet poisseux qui me monte au nez ne me convaincra pas : ce liquide infâme n'est pas ma tasse de thé et la guerre est déclarée avec Maman. Je ne goûterai pas à cette soupe. -"Eh bien c'est ce qu'on va voir" !
Je le sais, je ne quitterai pas la table avant d'avoir bu jusqu'à la dernière lichette. Cela risque de durer des heures. Vous ne connaissez pas ma mère. Elle est un subtil mélange, qui ne laisse pas de surprendre de Madone à l'enfant Jésus et de Folcoche. Il m'aura fallu des années pour m'y faire.
Je sais que je vais perdre. Mais tout de même je ne vais pas renoncer aussi vite. Après tout c'est bien elle qui m'a appris que dans la vie il fallait se battre, et ne pas craindre les luttes franches. Qu'il s'agissait d'affirmer ce que l'on veut, sans baisser les bras jamais. Faute de quoi, notre dignité et notre image seraient définitivement ternies à nos propres yeux, les seuls qui comptassent. (!)
Alors les hostilités sont ouvertes et je m'engage carrément dans le couloir de la mort. Elle est au bout, droite et dressée en travers, et va m'empêcher de passer ! Et si j'insiste, la cuillère qu'elle tient à la main pour l'instant, elle va me l'engouffrer dans le larynx jusqu'à ce que je m'étouffe avec cette potion infecte. Ce sera ma défaîte assurée.
Bon, alors, "voyons voir", ces trois petites tranches d'oignon translucides presque blanches, je peux toujours les repousser contre le bord de l'assiette l'air de rien. Blanc sur blanc on n'y verra que du feu. En attendant l'épreuve, et de mon air buté, je scrute longuement mes couverts, bien placés de chaque côté de lassiette :
A droite , le couteau, côté tranchant à lintérieur, et la cuillère à potage, le côté bombé au-dessus. A gauche, toute seule, la fourchette.
Et devant l'assiette, en travers, la petite cuillère, qui attend le dessert.....
-Pendant les repas difficiles, dans ces guerres larvées qui se jouaient à table entre grandes personnes, pendant ces règlements de comptes plutôt mesquins, il y avait toujours cet instant où je me réfugiais dans la contemplation de mes trois couverts. Comme dans une fuite insensée, je me raccrochais à ce vaillant couteau, fin, racé et élégant, que je me retenais de planter dans le bois de la table pour manifester ma rage devant tant d'injustice ; à le regarder se tenir là, tranquille et bien à plat, sa lame en miroir bien lisse, j'y reconnaissais un caractère bien trempé, une force et une certitude rassurantes, je lui conférais le rôle secret et tout puissant du père. Il remplaçait au centuple le mien, léger, fantasque, souvent absent.
De l'autre côté, il y avait cette fourchette , qui me posait problème. Elancée et longiligne, avec sa cambrure de reine, et ciselées avec art dans l'argent, ses délicates initiales comme des armoiries, elle me fascinait mais à cause de ses longs doigts pointus, comme une main, capable sur un coup de colère de vous déchiqueter en moins de deux, elle m'angoissait et me rendait nerveuse. Je n'osais pas la toucher de peur qu'elle ne me pique ou me transperce la peau. Je finissais par lui en vouloir et la considérer comme ma pire ennemie. Elle tenait à merveille le rôle de ma mère.
Littéralement paniquée, je détournais alors mon regard vers l'autre côté de l'assiette, afin de me réfugier dans les rondeurs métalliques de la profonde et large cuillère à soupe, à côté du couteau, à qui avait échu le rôle de la grand'mère bienveillante et généreuse. Je caressais du doigt son ventre bombé et parfois je me mirais dans l'acier rond en me tirant la langue.
Il arrivait que j'intervertisse les destins, en déplaçant la cuillère et en permettant à la fourchette de se retrouver un instant auprès de son couteau, comme pour rassembler les pièces d'un puzzle, comme pour réunir mon père et ma mère dans des retrouvailles magiques et éphémères, mais puisqu 'il fallait respecter l'ordre établi des choses, et que la vieille cuillère pleurnichait pour récupérer sa vraie place, je renvoyais sans état d'âme la fourchette diabolique à la sienne, comme bannie et isolée, en quarantaine. Du côté gauche, du mauvais côté .
Devant l'assiette, tout devant, discrète et minuscule, négligée jusqu'au moment du dessert, cachée au pied du verre qui ne la remarquait même pas depuis sa transparente hauteur, la petite cuillère, elle, semblait vulnérable, fragile et perdue. Elle était cependant à ma bouche gourmande, la promesse sucrée de douceurs et de joies. C'est elle qui donnait le signal de la fin du repas !. Je lui donnais en secret mon prénom et la laissais tranquille. J'avais bien trop crainte en l'effleurant de troubler l'harmonie précaire dont elle s'entourait, et qui la protégeait du reste des dangers de la table... -
Pour l'heure, j'en suis toujours à la soupe, et le danger c'est ma mère qui se tient debout devant moi, les bras croisés : elle attend. Je jette un dernier regard à la fourchette dont je ne sais plus que penser, tant je la trouve belle et tellement j'en ai peur, mais à la voir si seule de son triste côté, je ne peux m'empêcher de tout lui pardonner....et de vouloir lui plaire...
Alors j'empoigne la "grand'mère", un peu comme une alliée, et la plonge dans la soupe refroidie à force de m'attendre, puis me force à avaler ce bouillon de sorcière, en fermant les yeux. Cependant je peux voir le couteau qui opine....et j'entends ricaner la fourchette de l'autre côté...."Tu vois, qu'est-ce que je t'avais dit ? elle est bonne cette soupe pas vré, et tu vois bien que tu l'aimes ? Allez encore une cuillère ! "
Et comme j'ai vraiment l'air d'aimer ça, et que je me presse pour plus vite en finir, Folcoche me ressert une louchée supplémentaire en riant !
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