Au pays de Lucy par Street

Enfant je détestais le dimanche après-midi, c’était le moment où il fallait faire les devoirs, j’attendais le dernier moment pour m’y mettre et le lendemain il fallait bon gré, mal gré reprendre le chemin de l’école. Le dimanche après-midi, quand il faisait beau, on entendait pas très loin les petits avions qui tournoyaient dans le ciel et crachaient leurs parachutes. Depuis quand j’entends bourdonner ces petits zincs, ça me fout le cafard… Aujourd’hui, c’est dimanche, le soleil danse dans la maison, je t’ai laissé, alors … Je t’imagine, allongé peut-être sur une banquette, comme un pacha, rassasié après avoir déjeuné de viande grillée, de pain et de bière. Les chèvres tournent autour des petites tables en attendant d’aller se mettre à l’ombre en-dessous des camions qui s’alignent le long des restaurants. Elles mangent les papiers qui traînent par terre, laissant aux chatons le soin de lécher les petits os que les clients jettent nonchalamment sur la terre battue. La température est encore supportable dans ce restaurant ouvert aux quatre vents, ce n’est pas encore la saison la plus chaude pour cette route réputée comme l’une des plus chaudes de la planète. Autour de toi, cela ne désemplit pas, les chauffeurs routiers s’installent pour manger, un vendeur vient proposer des tissus ; à une table, une femme voilée souriante prépare des petits paquets de khat, feuilles d’un arbuste très appréciées dans la région pour ces effets stimulants et euphorisants. Beaucoup de ces « broutteurs » de khat repartent vers Djibouti avec leurs paquets de feuilles. Peut-être que l’un d’entre eux va t’aborder en te demandant de l’emmener là-bas et tu lui répondras que tu restes là, côté Ethiopie, que tu attends, que tu repartiras ce soir. Il te proposera alors en français, de ruminer avec lui quelques feuilles, il te dira « c’est le rêve », mais je doute que tu acceptes. La petite fille à laquelle tu as offert la dernière fois le foulard que sa mère refusait d’acheter au colporteur, et qui lui faisait tant envie, te reconnaîtra sûrement et te sourira. Puis tu reprendras la route, ruban d’asphalte qui se déploie au milieu des roches noires brûlées par le soleil, tu admireras encore le spectacle surprenant du lac de sel, apercevras ça et là quelques « sorcières » ou un mirage, et au loin, lorsque le sable succède aux roches, peut-être le ballet tremblotant des autruches ou la course vagabonde des chacals. C’est dimanche, ici le soleil vient juste de se coucher et je t’imagine au pays de Lucy.