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Mère naufrage par Sablaise1

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Début insidieux. Abattement, insomnie, angoisse, voilà qu’elle vous fait une dépression à la cinquantaine cette mère que vous avez toujours connue en forme et facilement gaie. On incrimine la ménopause, elle consulte un psychiatre qui prescrit des antidépresseurs et des somnifères. Viennent ensuite les premiers oublis facilement explicables puisqu’ils font partie des effets secondaires des médicaments. Alors vous lui dites et redites qu’il faut se secouer, se reprendre et arrêter ces fichues drogues. Finalement ce qui va vous faire comprendre c’est une histoire de brosses à dents. Elle habite tout près du supermarché et tous les matins elle y fait des courses, elle se dit qu’elle n’a plus de brosse à dents en réserve et elle en achète une. Le lendemain c’est pareil et le surlendemain aussi. Un jour votre père vous amène devant un placard et vous dit de regarder dedans, il est plein de brosses à dents. En quelque sorte les brosses à dents ont matérialisé le problème. Quand vous les avez vues vous avez su qu’il n’y avait pas que les médicaments. Rendez-vous sera pris chez le neurologue, il lui faudra un quart d’heure pour diagnostiquer la maladie d’Alzheimer. Vous ne voudrez pas le croire, elle a la cinquantaine, mais il vous faudra bien admettre qu’il existe une forme précoce de la maladie et qu’elle a jeté son dévolu sur votre mère. Dès lors la situation sera claire, vous lui ficherez une paix royale, vous ne lui demanderez plus de faire des efforts et ne lui reprocherez plus de se laisser aller. Vous l’accompagnerez seulement tout au long de cet interminable naufrage au terme duquel vous serez devenue fille mère de votre mère devenue fille. Il vous reviendra de l’écouter patiemment, d’essayer de la distraire et de l’occuper, de la consoler, de la rassurer, de faire un peu à votre tour tout ce qu’elle a si bien fait pour vous sans compter. Impuissante vous assisterez au rétrécissement de la peau de chagrin. Grande lectrice, vous la verrez passer du roman à la nouvelle, puis à l’article puis à rien. Téléspectatrice assidue vous la verrez passer du film aux variétés, puis aux spots publicitaires puis à rien. Tricoteuse émérite vous la verrez passer du pull à torsades irlandais à l’écharpe à côtes puis au carré en mousse puis à rien L’espace aussi se rétrécira. D’abord elle ne souhaitera plus aller en ville ou voir la mer. Puis elle ne voudra plus sortir dans le jardin. Enfin les unes après les autres les pièces de la maison lui deviendront hostiles et pour finir elle ne se sentira bien que dans sa chambre. Le temps aussi se rétrécira. Avec l’aide des médicaments elle dormira de plus en plus tard le matin, puis la majeure partie de l’après-midi et se couchera de plus en plus tôt le soir, afin de soustraire encore quelques heures à l’angoisse et au désarroi. Dans cette histoire triste il y aura des rires. La tête de votre fils adolescent recevant de sa grand-mère pour son anniversaire un album de coloriages avec un gros canard dessus et les feutres adéquats. Un coup de téléphone absurde à la police pour signaler le vol de sa robe de chambre sur le fil du jardin, robe de chambre usée jusqu’à la corde que vous retrouverez plus tard au fond d’une armoire. Et ce jour où elle avait oublié d’approvisionner son frigo en yaourts à 0%, le regard complice que vous avez échangé avec votre père désemparé accusé à tort de les avoir « donnés à ses maîtresses », drôle de cadeau … Il y aura surtout de longues heures à l’écouter vous raconter en boucle ce dont elle se souvient c’est-à-dire sa petite enfance et ses années d’écolière, les institutrices, les filles de la classe, les bonnes notes, le succès au certificat d’études, l’arrivée de la guerre et l’exode. Huit années passeront ainsi. Ne travaillant pas à l’époque vous pourrez lui consacrer tous vos après-midi et lui amener souvent votre petite famille. Vous aurez cette chance que jusqu’au bout elle reconnaisse les siens et soit heureuse de les voir. Enfin, à l’automne 1988, viendra le jour où elle pourra comme elle le souhaitait tant entrer paisiblement dans le sommeil et dormir tout son soûl, vous en serez heureuse pour elle. (C’était une tranche douce-amère comme l’est souvent la vie. Dans le même esprit je mets un lien pour voir une merveilleuse petite fiction sur le sujet bourrée de tendresse et d’humour qui s’intitule « Je m’appelle Lisa ».)

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