Prières pour les femmes battues
Prières pour les enfants battus
Prières pour ma mère
Prières pour mes soeurs et leur mère
Prières pour mon père
Nous chuchotons ton nom comme dans le noir
Comme dans l'ombre d'une malédiction
Le silence se creuse autour de ton évocation
Nous murmurons "Papa" comme au coeur du soir
Plus que seule, parfois tout à fait sale
Je n'écris pas le malheur, je gagne du temps
Mon vrai, mon seul combat à moi, je ne l'écris pas
Je diffère, je reporte, je noie en chantant le mal
Mais toujours seule, un peu plus sale
Je lave mes vêtements, les parquets, les murs, les plafonds
Je me récure, je lave tout de l'affront avec application
Je lave tout le mal, je lave tout ce mâle
Tout à fait froide, tout à fait insensible
Le corps envahi de ronces et d'orties
Une langue poignard dans la gorge meurtrie
Les tempes battantes, je crie contre le vide
Nous n'existons pas, Papa, nous n'existons plus
Nous nous taisons, humiliées, frappées au coin de la raison
Tu nous a tuées, Papa, pas battues
La raison du plus fort à coup de gnons
Quand tu cognes, tu es aussi laid qu'effrayant
Tu les attrappes tes femmes et tu les balances
Contre le sol, les murs, les meubles, elles dansent
Corps légers, corps saignant, corps virevoltant
Hébétée, j'ai regardé de tous mes yeux d'enfant de sept ans
Ces poursuites, ces embardées, ces étranges enlacements
Quand tu lui as serrée la gorge près de la fenêtre, elle a voulu se jeter
Du onzième étage, j'ai fermé les yeux et tu m'as crié
Va chercher les voisins, j'ai frappé, ils n'ont pas répondu
Après elle a pleuré, après j'ai eu peur, après je ne me souviens plus.
Tout se confond, tant de cris, tant d'éclats, tant de coups, tant de sang
Tu as appelé le médecin, j'avais mal à mon ventre d'enfant.
Tu nous cueillais si bien, je n'entends plus rien
Ton souffle contre le sien, ta chaussure contre son front
Tu cognes si bien, que pétrifiée, je hurle Papa, arrête, non, non
Mais tu ne t'arrêtes pas, tu la tords, entre tes jambes tu la retiens
Papa, je préfère que ce soit moi, au moins je ne nous vois pas
Papa, tu cognes si bien, Papa c'est moi, je suis à toi
Papa, lance-moi à travers le salon, je ne me relèverais pas
Et tu me reprendras, épuise, essuie ta rage sur moi
Papa, j'ai tellement honte de toi, finissons-en, tue-moi
Je suis déjà morte plusieurs fois, allons achève-moi cette fois
Reprenons ensemble, je t'avais dit non, et c'est encore non
Tu vois je sais j'enlève mes lunettes, je mérite la correction
Une seule fois, j'ai fermé les yeux pour prier
Pour que tu cognes avec un objet bien lourd
Une seule fois j'ai cru voir la fin arriver
Mais contre ma tempe j'ai entendu un bruit sourd
Nos corps n'ont jamais vraiment mal, c'est plutôt notre tête qui s'étourdit
Et ça cogne à l'intérieur j'entends davantage ta respiration que ces bruits
Je marche toujours plus légère, dans l'espoir de disparaître sans rien dire
Toujours plus souple, toujours plus creuse, presqu' invisible, tout à fait vide
Nous mourrons sans effort, naturellement au domicile familial
Il est le père, il est le maître, il sait tout, il parle peu, il est Dieu
Je parle au lycée, puiqu'on a le droit de parler, je respire, je respire mieux
Si en rentrant, je vois sa voiture devant la maison, il y aura bal
Je voudrais qu'on m'emmène, je voudrais que quelqu'un me prenne
N'importe qui, la famille du professeur de français, il dit que je suis cultivée
Et bien qu'il m'enlève, au nom de Villon, Lautréamont, au nom de Rabelais
Je ne dirais rien en mangeant son cassoulet je voudrais que sa famille soit mienne
Personne ne voit que je meurs sur pied, comme une vigne sans espoir, asphyxiée
Je meurs à chaque coup, à tous les coups je laisse un peu de moi
Mon père le sait, je lis, je dors dans le noir complet, je ne mange pas
J'ai prié Satan, agenouillée nue sur le balcon, j'ai demandé à l'hiver de m'emporter
Je veux mourir de froid, de faim, de solitude, de folie, mais je veux mourir entre d'autres bras
Que les tiens, Papa, tu serais capable de me ranimer pour prolonger mon agonie
Je deviens fantôme, pur esprit, insensible à la douleur du corps qui se délie
On ne me voit qu'à travers mes cheveux pendants, un jour, je n'existerais plus, je n'existerais pas
Quand le soleil entre dans la maison, parfaitement blanc, j'atteins une extase mystique
J'entends d'étranges musiques, des voix, des souffles d'anges qui suggèrent mon sacrifice
J'entends des trompettes, Chet Baker se balance, Chet Baker s'en balance, je lui souris
J'ai quinze ans, l'avenir n'existe pas, seul cet instant présent, précis me maintient en vie
Je veux mourir d'amour en chansons, je veux mourir en larmes, enfin reconnue, mourir pour quelqu'un
Mourir en souriant, dans des bras blancs d'homme aimant, il me dit viens, toi douce enfant
Il me berce, je le rêve, il me caresse, il me serre, il m'embrasse et je mords l'oreiller blanc
Je chaloupe, je jazz en dormant, je me dédouble, il me demande d'exaucer mes rêves, je réponds aucun
J'ai appris la pureté du diamant, j'ai appris à risquer ma vie sur un simple non
Non, rien ne cède aux dragons, non rien ne cède au feu, aux cris, au sang, non
Je ne m'appartiens plus, j'obéis à d'autres lois, je vis dans la confidence des anges
Je trébuche en silence, je suis chat, je suis femme-enfant, je suis toujours en balance.
Non, je n'existe plus aux yeux du monde, je danse sur des arcs-en-ciel, je chante la peur
Peur, douleur, douceur, malheur, tout d'estompe toujours quand j'écris, je danse la douleur
Non, je n'existe pas vraiment, je vis d'autres réalités, j'incise d'autres mondes que ce visible
Je me recueille comme un élixir de vie, j'ai dépassé les douleurs d'ici trop sensibles
PS : AJOUT DE CE JOUR :
Le 14 juin, Le Père a fini par mourir, deux ans d'agonie silencieuse, deux années de menace.
Le samedi 5 février, tout son courrier recueilli depuis des années, étalé sur la petite sable du salon, attend comme démuni, ma seule volonté.
Le lendemain c'est dimanche toute la journée, le soleil inonde l'appartement, et je m'endors une bonne partie de l'après-midi, je ne me réveille qu'à la nuit noire.
J'ai révé que Christel, ma soeur aux yeux bleus long cillés, me poussait, dans mon sommeil au soleil; effectivement, les quatre pattes de la chatte s'arc-boutent contre mon corps.
A peine réveillée, j'écris ceci comme un testament d'outre-tombe, celui de mon père.
Les lettres, un monceau de lettres dans leur enveloppes gisent lettres mortes, dans un grand sac en papier.
Pour les recouvrir, j'ai ajouté toute une pile d'anciens "Lyon-Poche", un encadrement cassé, un paquet de cigarettes vide, des branches de plante jaunies, mortes aussi.
Le sac attend, presque plein, j'ai fini.
Un étage à descendre, un rectangle de plastique vert, et nous continuerons à nous sourire sur cette ancienne photo.
J'y ai trois ans, et mon père, trente. J'applique de toutes mes mains des lunette de soleil verte contre mes yeux et je trépigne de joie.
La prairie dans mon souvenir est encore reverdie, mon père regarde cet enfant que je suis, qui s'émerveille devant la vie.
C'est moi, l'enfant d'un moi, ce moi enfant qui ne s'est jamais éteint...
A tous ceux que j'aime, que j'aimerais...
V.V
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