Petit manuel de survie à l'intention d' Amélie P.
Oui je sais.
Il y a la vie. Le quotidien. Les contingences. Tu comprends de quoi je parle là. Tu sais bien ! Les choses à faire.
Le pain à acheter. Le chien à sortir. Le repas. La vaisselle. Descendre la poubelle. Ces gestes qui plombent. Et tu seras d'accord avec moi, ça manque de poésie, ça manque de magie !
Evidemment, si tu te contentes de regarder de cet oeil fixe et morne ce paysage familier, si tu surseois à plonger ton regard dans le coeur des choses, si tu préfères effleurer du bout de tes longs cils mascaraquillés ce magnifique sourire dont te gratifie chaque matin -alors que tu passes sans le saluer parce que tu cours vers le métro, l' épicier du coin de la rue, - l'épicier est toujours du coin de la rue, t'as remarqué ? - C'est une manière de dire, c'est un peu comme un cliché. On orne nos vies de clichés clefs en mains, ça aide à converser et à fixer les images. Et même que les clichés ont leur propre cliché, on dit bien d'eux, les clichés, qu'ils ont la vie dure n'est-ce pas ?! et tout le monde peste contre cette mode sous entendu que c'est pas très élaboré comme forme de pensée le cliché !! et tout le monde s'en sert ! et abondamment !
Toi, comme les autres, tu ne saisis du monde qui t'entoure (ou bien peut-être imagines-tu prétentieuse ! que c'est toi qui entoures le monde, va savoir !?) que la surface...tu y apposes une étiquette, un cliché quoi ! et hop le tour est joué ! Selon toi et ta perception du monde, le soleil se lève à l'Est. A midi c'est le zénith. En fin de journée, le soir tombe. Plouf ! on sait pas dans quoi....et la nuit tous les chats sont gris, tu parles !
Tu ne remets rien en question toi avec tes certitudes et ce regard bien pénard. Qui ne va pas loin.
Ce que tu crois voir de ta fenêtre, tu ne le regardes même plus ! tu sais par coeur l'arbre, et l'allée charmante sous les frondaisons, tu sais par coeur le ciel et les nuages. Les pièces de ton tableau sont bien à leur place, tout baigne ! Chaque soir tu contemples candidement ton puzzle et tu penses que tu avances, bientôt tu en verras le bout et tu pourras être fière de toi ! Pour peu que dans ta famille, on te congratule pour cette réussite, tu ne te sens plus de joie ! ah, l'aval des tiens, comme cela t'aide à respirer, tout de même et te rend plus légère !!
Ah tu as raison, la surface du lac, ce lisse, ce poli, ce bien organisé, de la belle ouvrage !
Par ailleurs tu t'accommodes si parfaitement des dessous sombres qui t'habitent. Tu repousses à la frange de toi tout ce qui te trouble. Cela s'appelle dégager en touche ! c'est comme ça qu'on a la mine sereine et rose des gens heureux !
A moi tu me la fais pas je te le dis tout de suite ! Si tu voyais ta tête quand justement tu descends la poubelle soir après soir, et ta mimique quand justement tu croises l'épicier..du coin.
ça te gêne cette manière qu'il a de te sourire, ça a beau être gratuit les sourires d'épicier, tu as la tête de celle à qui on va voler son porte-monnaie !
Parlons-en justement de ton porte-monnaie ! ah ta collection de chaussures à la semelle souple made in Italy, et tes petites affaires bien ordonnées dans tes sacs dernier cri...tu n'oses pas le crocodile, par souci éthique, comme on rajoute aujourd'hui pour avoir l'air. En vérité c'est le budget qui ne suit pas, tu penses, si tu pouvais !! Je te connais bien. Tu n'apprécies les choses que lorsqu'on t'a donné leur prix.
Finalement, ta vie ressemble à une succession de faits, de comptes, d'événements, de loisirs, de voyages, de rencontres plus ou moins opportunes, et tu cours en aveugle droit dans un poteau sur lequel tu t'écrases en rageant !
Bon, moi je dis ça, c'est ta vie après tout !
Mais si je te dis ça c'est que tu te plains justement que ta vie manque cruellement de poésie !
Tu en es au moment où tu réclames un peu de cette magie qu'autrefois tu trouvais dans toute chose ! ou plutôt que tu mettais dans toute chose !
Rappelle-toi ! Comme alors tu te saisissais du quotidien et dès la première heure, tu rendais les choses poétiques. Et les gens tu les rendais magiques. Tu savais les regarder en face, profondément, avec cette acuité tendre qui t'ouvrait toutes les portes, tous les coeurs. Tu avais ce don de concentrer toute l'intensité d'un moment, l'art de comprimer toutes les dimensions des choses et d'en recueillir toute la poétique substance, tu savais trouver l'importance et la force, la complexité et les paradoxes de chaque instant, de chaque geste, tu transcendais la vie !
Tu trouvais sans même creuser beaucoup, de l'or sous les pavés et le soleil se levait pour toi à l'Ouest le soir dans des incendies sublimes. Et même tes chats, ceux que tu ramenais à la maison, tes orphelins tu disais, ils étaient loin la nuit d'être aussi gris !
Allez ma belle, mets donc un zoom à tes yeux et regarde ! ça commence par ça la vraie vie poétique. Cherche l'étrange, l'étrangeté..Cherche d'autres chemins. Change de rue. Laisse-toi dérouter et vogue au vent ! y a pas mieux pour redonner des couleurs aux joues de façon naturelle et requinquer tes globules !
Bon d'accord, rêver en descendant la poubelle c'est pas donné ...Mais qui sait tu croiseras peut-être un autre chat ? Ou un sourire d'épicier ?
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