Une chose dont je ne me lasserai probablement jamais est d'observer comment les lieux changent à mesure que les années glissent comme des trains fous.
Je ne sais pas si je reviendrai un jour à Nantes, disons que peut-être, poussé par la curiosité je m'offrirai une fois le déplacement, et alors ce jour-là il ne fait aucun doute que je retournerai voir à quoi peut bien ressembler la rue des Hauts Pavés. La dernière fois que j'ai eu l'occasion d'y repasser, ce devait être il y a maintenant trois ans, sans autre raison que l'envie de me rendre au Lavomatic du numéro 14 car la courroie de ma vieille Siemens venait de me lâcher. Pour tout dire, il s'agissait évidemment d'un prétexte. Pour quelqu'un qui habitait comme moi à proximité de la place Canclaux rien ne pouvait justifier d'aller faire une lessive rue des Hauts Pavés. Les machines en libre service dans mon quartier ne manquaient pas, et il y avait aussi, à à peine un quart d'heure de marche, le pressing de la rue Lamoricière, voire même celui du quai de la Fosse, très bien situé et meme agréable avec son ample baie vitrée donnant sur la Loire.
Mais non, rien à faire. Buté et stupide comme je peux l'être, j'avais décidé que c'était la rue des Hauts Pavés que je voulais voir, même si je savais qu'elle n'avait rien de saisissant à offrir, rien d'autre que des immeubles neufs et emmerdants avec dedans des petits couples chiants et bien installés dans leur serre à pizzas. En somme, un tableau mortellement ennuyeux en comparaison de la vilaine et pouilleuse petite rue qui m'avait tant plu dans la première moitié des années quatre-vingts.
A l'époque, c'était bien sous ce jour-là qu'elle se présentait : une artère assez mal tenue et parfois mal fréquentée qui servait de jonction entre le plateau administratif de la Place Bretagne et les quartiers chics du Boulevards des Anglais. Des cafés minables où on sert le vin blanc à la chopine, il y en avait environ tous les dix mètres, plus louches, plus crasseux les uns que les autres, et presque tous avaient les toilettes au fond de la cour. Toutefois, le soir vers les onze heures, lorsque les dix mètres jusqu'au chiotard étaient dix malheureux mètres de trop, les vessies se soulageaient directement sur les trottoirs, tête contre le mur - et c'étaient de vilains murs jamais repeints - comme celui du 17, aux flancs duquel un sycomore était parvenu à s'enraciner.
Mon ami André habitait au 34, à l'angle de la rue de Friedmann, un étage au dessus de l'appartement de Madame Pic, veuve et retraitée qui transportait ses bouteilles de vin rouge dans un solide panier d'osier, deux fois par semaine. Madame Pic - Suzanne écrit en lettres tremblantes sur la boite à lettres - était comme la plupart des alcooliques octogénaires une femme lunatique qui, selon son état, vous voyait ou ne vous voyait pas. L'été, elle s'autorisait des robes exagérément fleuries qui contrastaient de façon flagrante avec les rayures grises de ses tenues d'automne. Menue, encore relativement alerte, elle avait quelque chose de lumineux les rares jours où elle buvait modérément mais le reste du temps sa consommation de pinard avait de visibles effets sur son regard, qui pouvait être soit a soit éteint, soit halluciné, en passant par toute une palette de dégradés. J'ai souvent pensé qu'elle avait des problèmes de vue car elle avait souvent le tic de chasser des insectes imaginaires de son champ de vision, d'un geste sec et énergique qui me surprenait à chaque fois. Peut-être la cataracte, ou encore des soucis d'argent qui l'empêchaient d'acquérir une coûteuse paire de lunettes dont le cinquième peut-être lui aurait été remboursé. Entre voir et s'enivrer Madame Pic avait fait un choix, celui de vivre dans le flou les années qui lui restaient, et ce choix explique sans doute que les rares fois où elle se maquillait sa bouche était d'un rouge cerise acidulé qui aurait mieux convenu à une adolescente venant d'acheter son tout premier bâton à tartiner chez Monoprix. Mais, même très exagéré, le rouge était une couleur qu'elle ne portait pas sans allure.
Si on me demande quels étaient mes rapports avec elle, je dirai simplement que durant environ deux ans j'ai du la croiser une cinquantaine fois, ou peut-être le double, la plupart du temps devant la porte de son appartement où elle bavardait invariablement avec la dame d'en face dont je n'ai gardé, curieusement, aucun souvenir. Elle m'arrêtait parfois pour me parler du facteur, de tel voisin ou de tel commerce dont elle venait d'apprendre la fermeture. Ou alors, elle me demandait des nouvelles de la demoiselle, trahissant par la même qu'elle me confondait avec André, qui me ressemblait beaucoup et était, de nous deux, celui qui vivait avec la demoiselle - et cette méprise dure encore aujourd'hui : partout où je suis allé rendre visite à André, il s'est toujours trouvé des voisins qui, ne me connaissant pas encore, me prenaient pour lui bien que, comme nous le pensons lui et moi, notre ressemblance soit bien réelle mais pas si flagrante.
Durant les vacances de Pâque, en 1982, je me suis rendu presque tous les jours à l'appartement du 34. André, parti rendre visite à ses parents en Auvergne, m'avait demandé si je pouvais surveiller le courrier à sa place car il attendait confirmation écrite d'un stage qu'il devait faire dans le nord de l'Angleterre - un stage de trois mois, prévu pour l'été, et durant lequel il allait d'ailleurs rencontrer sa future épouse. Mais cela, bien sur, il ne le savait pas encore puisque la demoiselle était toujours sa vie, et celle-ci accessoirement, m'avait demandé si je voulais bien arroser les plantes. Je me rappelle que c'était un très beau printemps, franc et précoce, et que la plupart du temps j'allais voir le courrier en fin d'après-midi. Sauf ce jeudi-là, où par chance il devait etre neuf heures du matin au moment où je pénétrai dans l'immeuble familier.
Une lettre, il y en avait une, mais banale, sans importance. Peut-être une facture, et le mieux à faire était de la monter à l'appartement et de la déposer sur la table de la cuisine, à coté des autres dont aucune n'était encore la lettre attendue. Objectivement, si cette lettre insignifiante ne s'était pas trouvée là le matin en question, il est raisonnable d'imaginer que je serais rentré chez moi sans monter deux étages plus haut dans l'appartement vide, et donc, tout aussi logiquement, il ne m'aurait pas été donné de remarquer la puanteur au premier étage, celui de Madame Pic. Une odeur encore accentuée par le soleil qui tapait à travers les vitres du couloir et empoisonnait également l'étage supérieur de l'immeuble.
Je crois qu'à l'époque la cabine téléphonique la plus proche se trouvait à cinq-cents mètres de là, Place Viarme, juste en face d'une quincaillerie qui bien sur n'existe plus aujourd'hui, et cinq cents mètres sont une distance interminable pour qui se demande s'il n'est pas en train de commettre une erreur d'appréciation, tout en maudissant les trottoirs étroits, encombrés où rien n'est moins facile que chercher la monnaie dans sa poche tout en courant, et se disant que le moment venu il faudra reprendre son souffle en deux inspirations, pas une de plus, pour dire les choses, vite, sans perdre un instant ni rien oublier d'essentiel :
- Je vous signale qu'il y a une odeur de gaz très forte au 34 Rue des Hauts Pavés. Plus que forte. Ça pue.
- Votre nom, monsieur ?
Oui, évidemment, il faut donner son nom, son adresse. Une mauvaise plaisanterie est si vite arrivée. Puis de la même façon préciser les circonstances, le pourquoi et le comment pour être crédible, pour être cru, parce que visiblement les crétins spécialistes de la fausse alerte sont légion. Et puis ne pas oublier de résumer par une phrase choc, en employant des images précises :
- Je vous redis que ça pue très fort, juste sur le palier de Madame Pic, et que vous feriez bien d'envoyer des gars à vous. Ça urge, je vous dis.
Une demi-heure après je suis retourné sur place, pour voir. Voir si je m'étais trompé. Devant l'appartement de Madame Pic, trois employés du gaz étaient là avec des compteurs, des détecteurs, des machins qui ressemblaient à des grands balais O'Cedar. Très calmes. Très concentrés. Je leur ai expliqué que c'était moi qui avait appelé, et que ça me faisait drôle d'avoir été à peine pris au sérieux. Drôle, parce que si autre jour une situation similaire se présentait, je serais peut-être tenté de laisser pisser, après tout. Le plus petit des trois types, celui qui lisait le compteur, m'a dit que c'était une chance que je sois passé dans le coin parce que la concentration affichée était limite critique. Pour lui, ce devait être une fuite qui durait depuis des heures. Les personnes âgées n'ont pas toujours l'odorat très fin. Madame Pic, qui en plus était un peu sourde, est sortie au bout de ce qui nous a semblé être un long, très long moment, enveloppée dans une chemise de nuit couleur fuschia criblée de petites fleurs blanches. Pendant que nous bavardions sur le palier, j'ai entendu un des gars lancer à ses collègues que le raccord de la gazinière était poreux au dernier stade. Les sourcils en accents circonflexes et jouant très fort de l'index droit, Madame Pic a déclaré, qu'elle aimait beaucoup les jeunes, et que dans son temps on l'appelait Suzon, Suzy comme Suzy Delair car voyez-vous c'était une époque où les actrices avaient de la gueule. Et il était à peu près onze heures lorsqu'elle m'a embrassé, de deux baisers bien claquants qui sentait un peu la violette, et beaucoup le Cabernet d'Anjou.
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