Au-dessus de la quincaillerie, quelquun a accroché une guirlande clignotante en forme de message sur son balcon.
Cest écrit : allez tous vous faire foutre.
Lorsque je suis passée ce matin, le quincaillier, sa femme et dautres gens se trouvaient déjà là qui attendaient la suite.
On voulait tous une suite.
On ne voulait pas que ça sarrête là, juste cette phrase clignotante pour vivre un tout petit plus que rien.
Le grand jeu, depuis déjà un bon moment, consistait à se faire remarquer avec de maigres pitreries. Tout le monde portait luniforme assez terne de lindifférence, cette espèce de distance quà force de mettre entre le monde et soi même on ne quitte plus, comme une seconde peau, et certains or donc en profitaient pour faire leur intéressant.
« Elle fait encore son intéressante »
Ainsi la quincaillière avait-elle une opinion très arrêtée sur cette aventure, comme si elle voulait prouver à son mari et à la petite flaque dhumanité qui sétendait dans le froid et la nuit sous cette aventure tombée du ciel quelle était non seulement la meilleure quincaillière du quartier mais quen plus, elle en connaissait un rayon en psychologie humaine.
Sur le balcon, la guirlande avait pris sa vitesse de croisière mais le jeu des lumières étant inégalement distribué, le mot foutre semblait alimenté dune énergie particulièrement hystérique et fiévreuse, tandis que le reste de la phrase, allez tous vous faire, frisait lanémie et agonisait dans un soubresaut jaune pâle fin de vie mais sans néanmoins céder totalement à lobscurité, ce qui lui donnait une certaine dignité.
« et dailleurs », pointa la quincaillière qui avait lil, « il ny a quà voir comme elle fait danser les ampoules. Vous nallez pas me dire que ce nest pas orienté »
Nous, on attendait en bas.
Le balcon nétait pas très haut. Un suicide nétait guère envisageable et pourtant, il fallait bien quil se passe quelque chose.
On ne pouvait pas juste mettre une guirlande avec « allez tous vous faire foutre » puis dormir, manger, aller au travail, téléphoner à ses amis, voter, enfin faire comme si on navait pas mis ça sur son balcon.
Ou alors cest quon voulait juste faire son intéressant, comme disait la quincaillière, puis vite aller se cacher dans sa vie normale, quon voulait juste faire un coup déclat, au sens propre comme au sens figuré, le genre « allez tous vous faire foutre » qui est une manière de tirer son épingle du jeu en montrant quon se passe de tout et de tous, pas comme ceux qui ont besoin de se coller.
Le jour se levait. La guirlande ne séteignait pas. Pour se réchauffer on espérait que ça durerait encore longtemps en tapant nos pieds par terre.
La quincaillière commença à raconter quelle connaissait la fille qui avait mis la guirlande.
Elle aurait bien voulu quon pose des questions mais personne ne disait rien. Peut-être quon navait pas envie dêtre déçu trop tôt. On ne voulait pas imaginer ce quelle allait nous proposer, une fille dépressive, une séparation en cours, un entretien dembauche raté.
Comme personne ne songeait à partir, elle proposa de faire du café.
Cétait vraiment très drôle dêtre là à lheure du départ au travail et de se faire offrir un café par une quincaillière, comme un accident de parcours, au bon moment, juste ce jour-là où on en avait marre de tout, que rien ne change jamais, quon fasse sans cesse le même trajet en regardant nos bouts de chaussures, oui, au bon moment, juste pour enrayer la mécanique des jours et faire vriller la chaîne de la poulie.
Il y avait maintenant une vingtaine de personnes.
Certaines sarrêtaient juste parce que dautres sétaient arrêtées avant elles et disaient « bon, on sarrête parce quil y a du monde, vous nous expliquerez après ».
La quincaillière ressortit avec deux grandes cafetières et une colonne de verres en plastique empilés les uns sur les autres quelle avait pris dans ses stocks. Elle sortit aussi des petits tabourets pliants quelle vendait en grande quantité à des étudiants en art plastique et qui sen servaient pour poser comme artiste sur les quais, dans les campagnes, sur les chemins, dans les forêts, et aussi dans les musées.
On sinstalla sur les tabourets et on prit le café. La chaleur traversa dabord le plastique, puis les mains, remonta ensuite vers le cur, et le coeur eut si chaud quil ne voulut plus partir.
Et si certains dentre nous menacèrent dabandonner la partie, réalisant soudain quils étaient comme des enfants avec cette histoire de quincaillerie et que ce nétait vraiment pas le moment vu la conjoncture, ils changèrent rapidement davis, parce que dès quils se levaient, ils sentaient la chaleur quitter le cur, et les mains, et le plastique, et tout se mettait à nouveau à ressembler à leur trajet, à cette langue de terre couverte de bitume et encadrée de lassitude, toujours la même, qui les empêchait de vivre et de mourir, ce petit rien ténu dont on shabitue, vital, mais dont on ne contente jamais.
La quincaillière ne disait plus rien. Elle avait compris que lhistoire du « allez tous vous faire foutre » cétait un peu comme le mystère de lamour, ou celui de la nativité, ou celui de la mort, aussi. Dire les choses, cétait en partie les faire mourir, dire quon connaissait la fille à la guirlande un peu hystérique, cétait faire déborder le savoir comme le lait sur le feu jusquà ce quil ne reste au fond de la casserole que la peau séchée et noircie de lordinaire.
Cétait une quincaillière pleine dintuition.
Durant la journée chacun séparpilla, puis dès la nuit tombante, sur le chemin du retour, les pliants furent ressortis. Certains arrivèrent avec des cafetières supplémentaires.
« Tout de même » dit une dame qui commençait peut être à se lasser « et sil y avait un mort, là-haut ? »
La quincaillière affirma que cétait impossible et répéta que ce nétait quune fille qui voulait faire son intéressante.
On commença à sinquiéter, à se dire que la quincaillière avait peut-être juste voulu avoir du monde autour delle, quau fond ça tombait bien parce quelle traversait une de ces plages un peu polluées de noire solitude, et que ça arrangeait tout le monde de ne pas en savoir plus sur le sujet.
« Oui » répondit un jeune homme « il faudrait quand même aller voir » .
Tandis que le jeune homme et la dame poussaient la porte dentrée qui se trouvait juste en dessous du balcon, les autres se levèrent et senvolèrent à grands bruits dailes.
Ils voulaient savoir,
Ils ne voulaient pas savoir.
Ils ne savaient pas vraiment ce quils voulaient.
Pas tous les autres quand même.
Nous étions quatre à être restés. Quatre sans compter le couple de quincailliers, partis faire les comptes de la journée.
Moi pour raconter la fin de lhistoire, et trois jeunes hommes beaux, élancés, sûrs deux, penchés sur une petite machine pas plus grosse quun téléphone portable, qui se levèrent et partirent quelques secondes avant que tout explose.
Aux policiers, ils racontèrent quils avaient fait ça juste pour samuser.
Quils avaient juste voulu faire exploser la façade pour voir ce que ça faisait, dêtre un petit terroriste de quartier, quils navaient jamais imaginé que des gens iraient voir là-haut sil y avait quelquun, de toute façon la fille à lintérieur était de mèche, elle avait quitté lappartement bien avant lexplosion.
Quils voulaient juste faire un coup déclat, puis retourner se cacher dans leur vie normale.
Juste un coup déclat
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