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Bach, Kundera, la vaisselle. par Coucou c est ginou

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Et puis un matin, je me suis retrouvée là, à faire la vaisselle en écoutant les concertos brandebourgois. C’est peut-être la musique la plus allègre que je connaisse. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce disque d’Harmonia Mundi, qu’il passait le dimanche matin quand tout le monde dormait encore en haut, ni quels étaient les interprètes. Je ne me souviens que de ça : cette allégresse de la musique qui remplissait l’étage, débordante, mouvante, le geste ample et souple, heureuse d’elle. Et l’odeur du café. Et mon père en pyjama devant l’évier, matinal et allègre. L’eau presque brûlante, le timbre des hautbois, le déroulé de la musique, la respiration qu’elle me donne, la joie de me souvenir de mon père — de le retrouver, si proche, si semblable. Au menuet j’oublie de frotter les assiettes, je reste là, rêveuse, devant l’évier. Je me souviens d’être restée, si souvent, silencieuse à l’observer en buvant mon café à petites gorgées, heureuse d’être là, avant que le reste de la tribu déferle de l’étage. Je suis allée chercher Kundera : « Je ne cesse de voir cette main levée, le signe que se donnent des êtres éloignés par leur âge, incompréhensibles l'un à l'autre; qui n'ont rien à se transmettre sauf ce message : je suis loin de toi, je n'ai rien à te dire, mais je suis là ; et je sais que tu es là » Ce n’est pas tant qu’on n’avait rien à se dire… que le plaisir précieux et rare de ne pas avoir à parler. À quoi pensait-il alors ? Seul encore dans le petit matin à remplir les bassines et ramasser les verres sur la table, à verser l’eau sur son premier café ? Et quand je déboulais l’œil encore ensommeillé et la parole rare, est-ce qu’il aurait aimé être seul, encore un peu ? Mais rêveurs, là, tous les deux, et silencieux nous si bavards, peut-être que lui aussi y repensait parfois en souriant, heureux. Des bavards silencieux, c’est un peu comme une trompette douce : tout le n°2 déroule cet oxymore. Bach donne à entendre les instruments hors de tout lieu commun. Bizarrement j’ai mis longtemps à comprendre comme il aimait la musique, à me souvenir de lui comme ça. Aussi longtemps qu’à le retrouver dans mes gestes, surprise, d’abord, puis consentant à l’évidence — Kundera, encore : « Comment est-il donc possible que le geste observé sur une personne A, ce geste qui formait avec elle un tout, qui la caractérisait, qui créait son charme singulier, soit en même temps l’essence d’une personne B […] ? » Comment est-il possible que je les retrouve en moi, ses gestes, inchangés ? Je me surprends dans un mouvement à lui ressembler de l’intérieur. Des gestes qui viennent de très loin et nous ont pris passagèrement pour interprètes, lui, moi. Allègre, oui même dans cet andante — et la joie douce est plus insaisissable que la joie vive. Mais Bach sait se saisir de toutes les joies et vous les rendre tangibles. (et maintenant j’écris baignée encore de cette musique, et du souvenir de lui, traversant la pièce une pile d’assiettes dans les mains la tête un peu penchée, ou séchant les flûtes à champagne avec ce mouvement du pouce pour faire rentrer doucement le coin du torchon tout au fond, et je souris — de lui j’ai appris qu’il n’y a pas de tâches « viriles » ou « féminines » et que tout ce qu’on fait avec attention et présence échappe au genre comme à l’âge. À la mort, aussi.) Souvent, maintenant, je fais la vaisselle dans cette musique, il me semble que je sais alors le plaisir qu’il y prenait. Et que mettant mes gestes dans les gestes de mon père (Presto, concerto n°4 en sol majeur), je le retrouve plus sûrement qu’à chercher son image fuyante ou des bribes de sa voix, insaisissable. « Car on ne peut considérer un geste ni comme la propriété d'un individu, ni comme sa création (nul n'étant en mesure de créer un geste propre, entièrement original et n'appartenant qu'à soi), ni même comme son instrument ; le contraire est vrai : ce sont les gestes qui se servent de nous ; nous sommes leurs instruments, leurs marionnettes, leurs incarnations. » Allegro du n°5 : celui qui me revient spontanément quand je pense à ces concertos, à ces moments, le plus emblématique, il me semble, avec cet équilibre de robustesse et de finesse, l’enlacement sans fin de la flûte, du clavecin et du violon, chacun libre de lui-même, déroulant son fil sans lâcher les autres, sur fond de cordes — étrange affinité de Bach avec le jazz et ses chorus. La vaisselle finie, j’ai faim : comme il faisait j’attrape un quignon de pain et un morceau de fromage (je ne sais pas décrire ce geste, le basculement du poignet pour porter à la bouche, un le pain serré entre le pouce et l’index, deux le fromage calé entre la paume et le petit doigt, je ne sais pas vous le faire voir mais lorsque je le fais, c’est le sien, pas de doute) de l’autre main je verse le café. On rentre dans le velours broché du n°6. Le pain est bon. Le soleil baigne la pièce, l’adagio n’est pas troppo, mais presque, je pourrais me perdre dans ce souvenir, m’y plonger si profond que ne resterait plus, de moi, que ce geste de mon père flottant dans la musique..

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