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la chose à ne pas laisser trainer par Sois toi

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Un silence se fait dans la pharmacie, les regards rivés sur la préposée qui chavire sous le choc. Blouse blanche impeccable, sur un chemisier également blanc, attestent l’un comme l’autre de son intégrité. Le choc lui arrive de moi, comme si j’avais pointé sur le milieu de son visage commun certes- mais aussi virginal, hanté par la virginité, et on pourrait même affirmer sans pinaillage inutile : vierge, tout simplement, vierge de toute étreinte, même utile- un pistolet chargé. Les habitués, ceux qui présentent chaque jour des listes de médicaments et bavardent entre eux, pour passer le temps sans s’interboliser, juste passer le temps, arrêtent net leur babillage. Il y a des femmes avec leur cabas cabossé, un peu courbées pour le traîner, des hommes les mains mais pas leurs yeux, dans les poches, des vieux. Et moi j’ai les cheveux longs, un pagne autour de la taille, un léger corsage orange, les pieds dans des tongs roses, de longs colliers de breloques enfilées au hasard. La tension monte, et la femme en blanc, intègre mais commune, me demande de la suivre pour désamorcer l’adrénaline presque palpable de son officine. Elle rajuste avec bravitude, d’un air de remettre en place définitivement ce qui doit l’être ,ses lorgnons en équilibre sur le bout de son nez. Je remarque ses longues mains ascétiques, aux ongles coupés court-un peu rognés, les ongles-, ainsi que la petite croix en or –presque occulte et d’autant plus précieuse-portée autour du cou. Elle rafle au dernier moment le papier que je lui présente : non, ce n’est pas écrit : -« mort aux vaches » ou - « donnez moi tout le pognon de la caisse, et en silence, il y va de votre vie. » Non, c’est une ordonnance. Sous le regard anxieux des habitués, phosphènes à l’affut, qui soupèsent l’étrangeté qu’il y a qu’une hippie présente un papier, comme ça, sans rien dire, à la pharmacienne de la grand’ place, nous nous déplaçons, elle, heureusement gardée par le comptoir en bois qui me surplombe d’un bon mètre et vingt cinq centimètres, et moi, donc, derrière le comptoir et en bas. Théoriquement non pas inoffensive, car je suis offensive par ma mise –un pagne jaune avec des dessins abstraits et des serpents velus-, va-t-on voir. Et ça, elle le dira par la suite, assise dans l’arrière salle lorsqu’elle pourra enfin respirer : « Ah, c’est qu’elles voient bien, les femmes, en une seconde, la chose qu’on n’aurait pas dû laisser trainer » Elle ose lever la tête vers moi, enfin, sans me regarder toutefois, et dans ce mouvement sournois elle livre ses soupçons. Et commence un interrogatoire serré : nom, prénom, adresse, comment le nom, pas français, pense-t-elle très haut ? Je me hisse vers elle pour le lui écrire, ce nom pas français, puis l’adresse aussi lui semble sujette à questions, comment ça, rue de la Monnaie, où ça, quel numéro, comment ? Les spectateurs ont leur scène, d’autant plus savoureuse qu’elle a lieu à l’écart, la discrétion de la virginale la rendant encore plus explosive. Elle annote laborieusement tous les renseignements de la coupable (moi) –une nihihiste, je vous dis, conclura-t-elle sans savoir le sens du mot -et s’abîme dans un songe désespéré : est-elle obligée de faire ça ? De la lui donner, cette pilule ? De me la donner ? Je suis tentée d’expliquer ma situation, je viens d’avoir un enfant, je n’en veux pas un autre tout de suite. Et puis merde, la loi est passée, je viens d’obtenir une ordonnance, donnez moi cette foutue pilule et laissez moi regagner mes pénates. Devant mon insistance, en effet, elle me la donne. Nous sommes en 1968, un an déjà que la loi Neuwirth est passée. Je sors avec mon sachet dans la main sous les regards outrés de rombières qui se retournent en regardant mon accoutrement. Je gagne la rue, hilare, cheveux longs, consciente d’être passée très près d’une émeute sans objet. Mais la chose qu’on n’aurait pas dû laisser trainer devant moi, dont parlait la préposée, vraiment, je ne vois pas.

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