Je me suis glissée sous la toile du cirque posé devant chez moi, là, un matin. Il n'était pas encore l'heure des représentations et j'ai vu alors des lions aux cages thoraciques bien tournées, un tigre de Sibérie se repeignait à neuf, des chacals endormis, repus d'un festin de la veille, des sauterelles en gris souris acérer leurs mandibules en clique et dans le fond de la piste aux étoiles, à l'ombre des projecteurs éteints, se tenait, beau comme un dieu, un clown de pâte à modeler. Il tendait son crachoir à qui voulait l'entendre morigéner des stances oratoires sur la pluie, le beau temps et à tortiller de la langue des ficelles de mots hybrides comme un string rouge dans un rail de lune rousse avant la pluie. On aurait dit un Hopper pour l'ambiance, un Tinguely pour l'équilibre foutraque.
A mesure qu'il parlait, son maquillage de la veille s'écaillait, comme des plaques tectoniques se déplaceraient en accéléré. Le relief de son visage m'apparut peu à peu jusqu'au moment où il se décida à ôter son nez rouge pour laisser poindre une fraise décapsulée qui semblait rire de tout et de rien pour ne pas avoir à pleurer. Il me vit le regarder de près, alors sortirent des jets de fumée de ses oreilles tant il tirait de longues bouffées de sa cigarette. À ses pieds nageaient un banc de mégots exsangues, il disait que la fumée donnait de l'air à ses nerfs et qu'il ne pouvait plus s'en passer ce qui lui faisait une allure cinématographique comme l'Arrivée d'un train à la Ciotat des frères Lumière. "Une manière comme une autre de tirer, me dit-il, faute de grive, je pompe, je suce, je lèche un embout comme un autre, je trompe ma faim, même si ça tire à ma fin sans y croire " .
Il disait rechercher une aurore boréale, une flamme blonde de soufre, sulfureuse, certes, mais gracile et brillante, élégante lumière pour éclairer sa chandelle. En quête d'un nouveau feu, d'une envolée de bois vert pour tourner son sang et brûler au bûcher un âge proche du quintal, trop lourd à supporter quand les désirs de jeunesse, loin de renoncer, prennent le pouvoir à la gorge des quinquas qui veulent vivre une dernière Quinquagésime avant ceinture en carême.
Je lui tendis le cendrier pour qu'il y écrase son énième filtre de la matinée. Il me rendit un sourire narquois, comme un sourire entendu maintes fois quand tu es une femme de plus de 45 fenaisons. Ce sourire spécial que t'adressent les hommes de ton âge voire un peu plus avancés, ils reconnaissent en toi ce qu'ils fuient en eux, croient savoir et ne voient que la mie de pain noir au goût de déjà vu alors qu'eux briguent la tranche de pain de mie. Ils viennent parfois grignoter ce crouton dans le creux de ta main quand ils ont froid et trop faim mais ne t'envisagent jamais comme une idylle, plutôt comme une idiote un peu facile dont on fait feu de tout bois bandé et qu'on appelle avec délicatesse une amie, parfois même un "bonne" amie, croyant nous duper.
Je m'en moque d'être prise pour une crétine, du moment que je suis prise de plaisir. Mon ego fuit mon cul comme sa première guigne et je l'ai accompagné jusque dans sa roulotte. Dedans on marchait sur du verre, des bris d'hier, des raclures de vie chaussée d'antan glanées aux Galeries Lafourrière, des restes de fruits éborgnés... On sentait bien qu'il y avait eu là une vie d'amour entière, qu'elle avait pris ses cliques et des claques et qu'elle était allée vivre ailleurs. On voyait bien qu'une relation s'était éteinte, meurtrie par les années, décapitée par les disputes, évacuée en disgrâce, des stigmates féminins encore épinglés sur une boîte à lettres. Moi j'allais le monter sur scène, au manche du palais, au mitant du lit, en prise directe avec le fauteuil d'orchestre... qu'en avais-je à faire des histoires de poule à lier et de baignoires remplies de larmes, ce n'était pas mon affaire. La mienne s'étendit de tout son corps développé, nu comme un ver à moi, sur un grand drap grège. Le pénis rigolard me souriait et je lui tendis ma fente pour lui rendre la monnaie de sa pièce au centuple et jusqu'à ce que mort s'en aille et s'en revienne. Le crépuscule rappela ses dieux à lui, l'heure du cirque reprenait ses droits, avant qu'il me congédia, j'éclipsai de la lune, baisant ses paupières d'une larme de cire, pourvu que mes cris et soupirs lui gravent la mémoire.
Le lendemain le cirque n'était plus qu'un souvenir. Dans la nuit les roulottes s'étaient ébranlées ne laissant sur place qu'une vague flaque aux reflets de ciel argenté sur un terrain où frissonnaient des lambeaux de paille échevelée, grelotaient des sacs plastiques éventrés. Le clown m'avait adressé un clin d'oeil nocturne qui tressautait emprisonné sur le pallier de mon téléphone cellulaire, je le secouai et le mis à mon oreille : " Mon ange, ma chérie, mon bébé je t'appelle demain, t'es bonne ma douce amère".
Biensûr, il ne me rappela ni le lendemain, ni avant longtemps. Mais il revint sporadiquement ensemencer le champ de mon alcôve d'endives gratinées.
Un autre matin il cogna au carreau. Je n'avais pas eu mon content de sommeil et j'avais entendu dire qu'un clown triste s'était accouplé à une sirène, j'avais vu les photos du mariage pharaonique sur une page de journal local enroulée autour d'une dorade royale achetée au marché. J'avais écaillé mon poisson au-dessus de la pièce montée et les viscères imbibaient le papier, si bien que les visages de l'image finirent par se boursouffler et ressemblèrent à deux baudruches congestionnées qui se diluaient dans un mélange de jus de plomb et de sang viscéral. Écoeurée, je roulai le tout en boule de papier mâché et la jetai dans le vide ordure. Je l'entendis dégouliner contre les parois comme une boulette de mie de pain dans la gorge, avalée pour ôter une arrête coincée, avant qu'elle ne s'écrase d'un son lourd dans la fosse commune. Je fis cuire la dorade au four, la dépeçai et me régalai de sa chair aussi immaculée qu'une robe nuptiale. Je suçai les plus grosses arrêtes et la rondelle de citron confite, donnai la tête aux chats. Je veux bien être crétine pour le plaisir, mais je ne partage pas les abats.
Il cogna une nouvelle fois à ma porte, je fis la sourde oreille et je l'entendis pleurer des larmes de rage. Alors j'ouvris et je ne le vis pas de suite tant il avait rapetissé. Je le pris dans ma main et le portai à mon oreille pour l'entendre parler : "Ce mariage m'a réduit à ma plus simple expression, je n'en puis plus, je ne sais plus à qui parler." Je l'ai posé sur mon oreiller, il s'est endormi un bref instant et comme je m'allongeai, il me demanda de le lécher. J'avais vu comment faisait la chatte avec ses chatons et j'entrepris de l'imiter avec la même fiévreuse douceur acharnée. Il ronronna comme un moteur, le son me sembla disproportionné compte tenu de sa taille. J'y pris le plaisir d'une mère chatte et nous nous endormîmes flanc contre flanc. Quand je me réveillai, il avait repris sa taille normale, il disait se sentir d'attaque et fila la fille de l'air la clope au bec.
Un soir je pris mon ticket à la cabane, je m'installai sur un gradin et j'attendis qu'arrive le clown. Il n'y eut pas de clown ce soir là et je rentrai seule quand une femme m'accosta, elle avait un drôle d'air, un rouge à lèvre débordant de vulgarité et des sourcils si épais qu'on aurait dit des brosses en poil de hure. Tout sourire elle m'interpella : Dis-moi que je suis belle ! tout en dégrafant son manteau, elle portait des dessous rouges, des bas de dentelle blanc ivoire et des escarpins sur lesquels on la sentait fébrile. Je reconnus alors mon clown fagoté comme une vieille tante en rut. Elle était hideuse et ridicule, mais je me laissai entraîner dans sa danse au son d'un rire qui m'était familier. Dans sa roulotte, elle me fit un striptease à faire bander un mulet. "Aller, viens, ma petite Justine, je ne suis plus fâchée" m'entendis-je lui glisser à l'oreille, la vertu en berne. Je me sentis homme pour la première fois comme si je la dépucelai avec la fougue d'une plume de sergent major. Au petit matin j'entendis le clairon me cingler les oreilles, il avait à faire, je devais déguerpir du champ du coq et il me dit : À ce soir.
Le soir vint tirant un chapelet d'autres soirs derrière lui. Aussi vides que vibrants d'absence. Il n'est pas bon de tomber. Même en amour, cela écorche toujours quelque part et on se sent couronné de niaiserie. Je n'aime pas avoir mal pour rien. Je confectionnai un pantin à taille humaine, le suspendis au chambranle et lui donnai des coups pour évacuer ma hargne contre moi-même. Je ne veux dépendre de rien, ni de personne, pourtant un grand trou béant s'était ouvert malgré moi, comme un puits sans fond où je passai ma tête et l'appelai. Mais rien, ni personne ne répondait.
J'entrepris d'enterrer mon pantin déstructuré, je fis un trou profond dans ma terre et à force de creuser je finis par entendre des bruits qui venaient du fond, c'était le chant de la mer, une harmonie complexe apprivoisa mon oreille, au bout d'une semaine je pus distinguer le bruissement des vagues que j'écumai à la hâte, puis le bâillement des palourdes, le froissement des robes de sèches, le babillage des lèvres de porcelaines, les respirations des botrylles étoilées, le vibrato des laminaires, le crin-crin des chirurgiens bleus, les aspirations des gorgones, les frottis frottas des méduses pélagiques, jusqu'à lire dans les pensées du cerveau de Neptune... Je creusai jusqu'à finir par m'emberlificoter dans des racines d'oyat pour enfin sortir du trou et renaître sur une dune face à l'océan. Je piquai une tête... une nouvelle tête.
Je suis une crétine parce que j'ai laissé un arbre creux s'enraciner en moi, je me croyais si forte, si résistante, simplement aveuglée par mon propre désir. J'en ai fait du bois flotté à la dérive.
Si vous rencontrez un clown triste sur votre chemin, riez de lui et de ses bêtises, ne vous méprenez pas, son plaisir n'est pas du même or que le vôtre. Ne lui ouvrez pas la porte, jamais, ne rien lui offrir sinon une psyché, pas même lui tendre la main, il la goberait sans se fendre d'un geste. Le clown triste n'est pas un homme comme les autres, il vous a des airs mystérieux, mille déguisements de paillettes et sa lumière attire, mais elle n'est qu'un reflet d'étain, feu follet dont il ne vous restera rien que des volutes fumeuses. Le clown triste n'est pas un homme, c'est un cercle vicieux qui creuse son propre sillon dans la glace, au compas du nombrilisme, où il n'y de place que pour lui-même et sa galerie de miroirs. Faut pas lui en vouloir, il ne fait pas exprès, il n'est pas plus méchant qu'un autre, c'est juste qu'il est né comme cela, entre deux chaises et cherche sans cesse où poser ses fesses.
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