Les parapluies perdus par Tcherenkov

Je me demande si je me retrouverai un jour. Je me suis perdue je ne sais plus quand, c’était une autre époque et maintenant j’essaie de me souvenir où je me suis quittée. De temps en temps j’ai l’impression de me reconnaître vaguement, mais ça ne dure jamais, et je ne suis pas dupe de ma mémoire. L’autre jour, tandis que j’attendais devant la boulangerie en regardant distraitement une autre vitrine derrière laquelle des boîtes de crayons de couleur suspendues à des fils invisibles flottaient dans le néant en attendant de jouer pleinement leur rôle un jour ou l’autre, je me suis vue tenant ma petite fille par la main, elles me tournaient le dos toutes les deux, et j’ai senti combien elles étaient absorbées par ce qu’elles regardaient, les yeux grand ouverts sur un présent vif et dense qu’aucune nécessité de perspectives ne venait encore gravement emboîter. Mais pas que ça. D’autres scènes ont ponctué mes journées. Ainsi rue de Rivoli : je tendais à mon père un réveil rose aux aiguilles noires, fines et autoritaires pour qu’il m’apprenne à quadriller ma vie et essayer de la dessiner ensuite à l’intérieur des cases sans jamais déborder. Plus tard, à la bibliothèque de mon quartier, alors que je cherchais à me souvenir des livres de Knut Hamsun que j’avais lus, une autre piqûre de rappel, puis plus tard encore, autour d’une table avec des gens qui riaient de mon histoire, encore un autre film de ma vie. Je me demande si je me retrouverai un jour. Mes souvenirs sont des pièges, je n’ai aucune envie de retourner à tel ou tel endroit de ma vie, j’ai simplement envie de me retrouver là où je me suis abandonnée, et cela est si subtil, si peu bavard, si peu émotionnel que ma mémoire n’a gardé aucune trace de cette disparition. Elle me sert les plats réchauffés de ma jeunesse et croit bien faire. Qu’est ce que la mémoire est bête. J’ai du me perdre entre deux époques. L’époque est un terme assez vague. On parle de siècle, de décennie, de millénaire. Lorsqu’on se perd entre deux décennies, par exemple, c’est assez facile de se retrouver. Il suffit de regarder le calendrier. Mais l’époque est si indéfinissable, si floue dans ses contours, si propre à chaque existence que l’on peut à tout jamais s’y égarer et ne jamais se retrouver. Je crois que je vais lancer un avis de recherche un peu partout, dans les journaux, sur les portes, à la télé, à la radio. Je demanderai à tous les gens qui m’ont connue s’ils savent où je me trouve. Certains en riront mais pas tous. Les gens qui m’ont vraiment connue sont tout à fait en mesure de comprendre mon désarroi. Et peut-être réaliseront ils qu’eux aussi se sont abandonnés quelque part dans le cours de leur existence, pour quelque chose qui n’était pas eux du tout, car sauf à n’avoir aucune idée de soi, personne n’échappe à une certaine forme de trahison à un moment donné de sa vie. Il faut vraiment que j’aille me chercher car j'ignore combien de temps on peut ainsi tenir dans un tel abandon. Je devrais songer à prendre la route sans attendre, mais ce n’est pas parce que chaque jour on fait le pas qui convient pour avancer qu’on est en marche. On peut bien faire le tour du monde ou le tour de son pâté de maison en tournicotant jusqu’à perdre l’équilibre, il arrive que ça ne serve à rien. Hier soir, j’ai parlé de cet avis de recherche à mon voisin de palier. Il a trouvé que c’était une bonne idée, mais il pense que c’est inutile, il dit que si j’avais été enlevée ce serait différent. Ai je été enlevée ? Il est bien possible qu’une époque, lassée de me voir sans cesse démodée avec mes idées à la traîne ait décidé de m’enlever et de me faire disparaître afin que je ne perturbe pas l’époque qui allait suivre. Je n’en sais vraiment rien. J’ai appelé mes ex maris pour leur demander s’ils ne m’avaient pas vue quelque part traînasser dans un coin. Ils m’ont répondu que « ça sûrement pas, on a tout bien nettoyé ». Demain, j’irai aux objets trouvés. On ne sait jamais, peut-être que quelqu’un un jour sans le faire exprès m’a coincée entre les baleines de son parapluie en le refermant et qu’il l’a perdu. Dans ce cas, il suffit juste d’ouvrir les parapluies perdus. Alors je me verrai tomber avec les dernières larmes de pluie qui ont échappé aux flaques et je rentrerai me sécher.