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Artaban par Tcherenkov

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Tu te tiens replié dans les eaux noires du ventre de ta mère, la nuit est laiteuse, des flaques se forment puis se reforment sans cesse autour de toi. Tu es en route. Aspiré par les spirales, les vrilles, de voussoir en volutes tu finis par sortir, la vie te mouille, te frappe, tu forces des barrages liquides, des trombes d’eau boueuse, des éclaboussures où se mêlent le sang et les larmes de ta mère, pour arriver anéanti au bord de l’origine du monde. Te voilà né. Tu sais d’emblée que c’est pour rien mais tu l’oublies parce qu’on te dit ensuite que tout est possible. L’avenir attend, large, ouvert, prometteur. Tu te traînes, tu te dresses, tu marches. Tu demandes ton chemin, tu rêves de tout, tu voudrais être libre, tu voudrais que ton pays le soit, tu marches toujours la tête haute, même le jour où tu quittes le Maroc parce qu’il ne te nourrit pas. L’horizon est une ligne dangereuse, éblouissante. Tu vois tous ces chemins qui n’ont jamais été les tiens. Ils traversent l’écran des téléviseurs, parcourent les livres, les journaux, te brouillent la vue, tu observes ce couple qui marche paisiblement sur les grandes avenues, tu entends ce musicien qui joue chaque soir dans les hôtels de luxe de Palm Beach, tu aurais pu être ce cycliste, champion du tour de France, qui pédale en suant sa peine et rougit sur le podium lorsque les filles l’embrassent. Tu aurais pu être Marco Polo, Léonard de Vinci ou Raphaël, tu aurais pu être la petite postière de Meudon ou le gardien du phare des îles Kerguelen. Tu aurais pu être roi, président de la République ou poète. Mais tu es Artaban et depuis plus de vingt ans tu fais la manche. Tu casses des téléviseurs en pagaille, tu bois et tu hurles que c’est pas une vie, que tout ça c’est des conneries, que la France t’a menti. De temps en temps, à la faveur d’un pâle répit tu dis aussi que ton chemin a un grand mérite : c’est le seul endroit du monde où tu n’es pas étranger. Chaque mètre parcouru t’appartient, tu as fait du ciel ton toit, du trottoir le lit où tu dors, se contenter de rien reste l’acte le plus audacieux qui soit. Le temps, les années, et puis un jour la fatigue à son comble, tu perds l’équilibre, tu ne marches plus, tu attends. Rongé de souvenirs que les phares des voitures aveuglent et puis oublient, tu t’installes sous un tunnel, tu as à peine cinquante ans. Revient la nuit, tu te souviens des eaux sombres, les flaques rouges, les flux, les marées, ta mère, tes premiers pas, le soleil. Tu vois loin devant un avenir qui n’a plus rien à dire. Encore l’automne, et puis les jours très courts. Aux premières neiges tu décides que tu te fous de tout. Arrivent alors silencieux et tranquilles les mouvements, la lenteur des choses, les spirales, les vrilles, de voussoir en volutes, la mort joue, te taquine, puis te frappe, te mouille, te cingle. Tu forces des barrages liquides et mous, des trombes d’eau boueuse, des éclaboussures. Tu te tiens replié dans les eaux noires du ventre de ta mort, la nuit est glaciale, des flaques se forment puis se reforment sans cesse autour de toi. Tu entends loin des vagues qui t'enroulent, tu traverses à nouveau la mer et tu as chaud, tu as chaud, tu brûles sous le grand soleil de la mort qui vient mettre fin à ta route dans un tunnel où il fait moins dix degrés depuis trois jours. (anniversaire mort Artaban - Février 2011)

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