Au loin la plaine se confond avec le ciel. Il y a tant de monde. Comment retrouver quelqu'un dans une foule aussi dense. Les gens sont serrés les uns contre les autres, épaule contre épaule, corps contre corps. On ne les distingue pas les uns des autres. Ils avancent tous dans la même direction. Impossible de savoir si chacun d'eux se déplace ou si la masse de la foule les entraine en un seul bloc. Peut-être approcher encore un peu.
On commence à distinguer les silhouettes. Les hommes sont plus chargés que les femmes. Celui-ci est à chaque pas sur le point de tomber. Cet autre porte un enfant sur ses épaules. Tous avancent penchés en avant. Les visages sont gris, les pas sont lents et lourds. Les enfants s'accrochent comme ils peuvent aux grandes personnes. Scruter attentivement, déchiffrer les expressions, détailler les visages, les mains. La voilà, c'est bien elle, son épaisse chevelure en désordre, sa démarche encore conquérante, on croit percevoir son halètement rauque et profond.
Auparavant on l'a vue traverser la plaine déserte. Elle ne courait pas. Elle savait où elle allait. On la sentait pressée mais forte. Quels que soient les obstacles, quel que soit le danger, elle gardait le cap. Elle tenait fermement la main de l'enfant. Avance, lui disait-elle, tout va bien, tu es un bon garçon. L'enfant n'avait pas peur. Aucun des enfants qu'elle emmenait n'avait peur avec elle. Arrivée aux barbelés ''mets-toi à quatre pattes'' et quand il était de l'autre côté, elle lui passait son baluchon : ''maintenant tu peux courir'' et elle partait sans se retourner.
Ne pas se retourner. Ne pas voir l'enfant de dos. Ne pas savoir si lui se retournera, s'il court, ne pas le voir s'éloigner, se perdre. L'enfant suivant. Penser à l'enfant suivant. Se préparer, retrouver courage et force. Rien ne doit l'arrêter. Chaque enfant est arraché à sa mère, entrainé de force, calmé puis rassuré. De chaque enfant elle est la mère d'un moment. Pour chaque mère elle est l'ultime espoir. A chaque confrontation, elle s'accroche à l'enfant pour le séparer de sa mère.
Un jour peut-être,elle oubliera cette plaine déserte, ces enfants efflanqués, ces mères dépenaillées. Alors elle pourra en parler, témoigner, raconter. Elle fera savoir ce qu'elle a vu et ce qu'elle a fait.
Aujourd'hui cette femme est une très vieille femme. Elle n'a jamais eu d'enfant.
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