"Chère amie, vous me demandez dans votre dernière lettre comment s'est développée chez moi une sensibilité musicale, moi qui suis issu d'un milieu où la chose musicale compte si peu.
Vers quatre ou cinq ans, je fis ce qui reste dans mon esprit ma première expérience musicale consciente. C'était un mercredi matin, en hiver, je me suis à aimer éperdument un disque que mon grand frère avait ramené: c'était un chanson d'Alain Souchon ( vous avez peut-être vécu assez longtemps en France pour connaître ce chanteur) qui s'appelait "Allo Maman Bobo". Le refrain disait: "Allo Maman Bobo, Allo maman comment tu m'as fait, ch'uis pas beau...". Ce qui m'avait accroché au départ, c'était probablement le ton délibérément enfantin des paroles qui était un peu la marque de fabrique d'Alain Souchon à ses débuts. Je riais en entendant " j'ai vomi tout mon quatre heures". Et puis soudain, au bout de la vingtième ou trentième écoute, tout en sautant sur le lit de mon grand-frère, je me suis mis à pleurer. Ces larmes avaient quelques choses de si agréables, que je me repassais le disque sans cesse, sachant à l'avance exactement à quel endroit de nouvelles larmes allaient sortir de mon corps. Quelque chose avait basculé: les paroles qui me semblaient si drôles au départ étaient maintenant d'une tristesse épouvantable. J'étais cet enfant "pas beau" qu'aucune mère n'aimerait. Je n'étais pas cet enfant en réalité, car s'il y a une chose dont je puis être sûr, c'est bien de l'amour de ma mère, mais je devenais cet enfant durant l'écoute de la chanson, je prenais pitié pour un moi hypothétique que sa mère n'aimait pas, je devenais cette détresse d'orphelin. Je ne sais pas vraiment comment s'est opéré en moi ce basculement, mais j'imagine que la pouvoir de la musique à cet instant a été de me faire voir le sens des paroles différemment, d'avoir en quelque sorte élargi mon spectre de compréhension des choses, de m'avoir violemment sorti de moi-même."
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