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Tu prendras bien un peu de tarte ! par Jules Félix

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Alors que Marguerite attendait bien paisiblement son chauffeur particulier pour retourner dans sa campagne natale, j’ai appris sur le parvis du grand édifice rénové qu’Ernest fêtait son anniversaire ce même jour. D’habitude d’une mémoire de nombres exceptionnelle, j’avais été pourtant certain que son anniversaire avait eu lieu huit jours auparavant et ayant loupé le coche, je m’étais résigné à ne rien faire, d’autant plus que les centaines de kilomètres m’interdisaient beaucoup des possibles. D’un côté, mon amour-propre a peu apprécié d’avoir vu ma mémoire mise en défaut, mais d’un autre côté, c’était une occasion exceptionnelle. En or, même ! Le train allait repartir dans deux petites heures, il fallait aller à l’autre bout de l’agglomération, mais le tramway était un outil rapide et commode et il valait mieux court que jamais. Ce fut donc à la porte de cette maison où le rez-de-chaussée était à l’étage et le sous-sol au rez-de-chaussée que je me postais, reculant de quelques pas pour être bien mis en évidence par mes futurs hôtes. Le rideau de la fenêtre du haut tremblotait légèrement et un reflet regardait inquiet le visiteur. Après reconnaissance biométrique, la porte s’ouvrit naturellement. Germaine descendit avec son grand sourire, surprise comme souvent par mes visites impromptues et furtives. Je ne saurai jamais quelles impressions je pourrais laisser à chacun de ces croisements de vie, sinon une sorte de petite tornade remuant poussières et habitudes. Un jour, avant de reprendre le volant, je les avais même trouvés en robe de chambre le matin. Ils m’avaient alors gardé pour le déjeuner. Ernest restait assis car se lever est devenu du sport pour lui et il s’entraînera seulement quand je repartirai, par politesse et affection. Le petit couple était seul et finissait sereinement leur déjeuner. De la tarte aux quetsches avec un bout de chèvre sur le bord de l’assiette. Quelle idée, me dis-je ! J’imaginais une chèvre mangeant des quetsches tombées d’un arbre dans un pré ensoleillé. Les deux mangeaient l’un à côté de l’autre. Ce n’était pas préparé, puisque je venais à l’improviste. Ils étaient seuls, mais heureusement, la grande fête était prévue pour dimanche, chez le gendre. J’ai eu droit à la cérémonie intime. C’est-à-dire, à l’intimité. Quand on s’aime, faut-il manger côté à côte ou face à face ? La réponse à la question donne bien des idées sur l’état d’un couple ou d’un amour. Quand on se sonde, quand on se jauge, quand on s’observe, on se face-à-facise plus aisément, mais après, on a souvent envie de regarder vers la même direction, n’être plus qu’un et avancer au même pas. Difficile dans les restaurants où cette configuration nécessite de mobiliser une table de quatre pour seulement deux clients. Les restaurateurs rouspètent souvent. Ici, pas de restaurateur, juste un foyer plein de vie. Quand j’ai salué Ernest, j’ai clarifié tout de suite les choses : – Je ne suis que cinq heures dans cette région, mais quand j’ai appris que c’était aujourd’hui, je n’ai pas réfléchi et je suis allé te voir. Le bon Ernest, toujours le sourire dans les yeux, était bien content de me voir mais se moquait un peu de la raison. Quatre-vingt-dix-neuf ans. Il venait d’avoir aujourd’hui quatre-vingt-dix-neuf ans. Cela fait quand même quelque chose. Je sais, c’est débile de dire cela, mais si j’étais à sa place, j’aimerais au moins faire encore une petite année. Être centenaire, quoi ! La Germaine, petite jeunette de deux ans sa cadette, avait encore les yeux qui scintillaient. Sa tête était de toute façon déjà occupée par la suite. Dans quelques semaines, ils préparaient une vraie fête, quelque chose qui signifiait quelque chose pour eux : leurs soixante-quinze ans de mariage. Soixante-quinze ans ! Trois quarts de siècle. Noce d’albâtre ! Encore cinq ans, et ce serait le chêne. Apparemment, les plus anciens mariés en France fêteraient leurs quatre-vingt-trois ans de mariage le 10 juillet prochain. Là, je me disais : je pourrais peut-être atteindre leur âge, c’est possible, mais pour ce qui était de la durée d’un mariage, là, j’étais sûr de ne pas être capable de les égaler. À moins d’un progrès révolutionnaire de la médecine qui me permettrait de dépasser les lois de la biologie et de la physique réunies. Tout a déjà été préparé. Il me l’avait déjà dit mais me le répétait encore, l’air de rien, comme si l’on notait un rendez-vous chez le vétérinaire dans son agenda et que l’on vérifiait la date. Ce seront deux petites vases attachés contre le marbre. Comme cela, cela ne coûtera pas très cher, pas la peine de lever la dalle. – C’est bien malin, vous serez tous les deux séparés de votre fille par une monstrueuse plaque de marbre. Quel dommage ! J’ai toujours été un brin provocateur mais dans le fond, je me disais que c’était triste de finir dans si petit. Ils mériteraient d’être protégés un peu mieux des intempéries. Une fille partie si jeune, la vingtaine à peine entamée, quelques heures après leur avoir offert leur premier petit-enfant. Quelle tristesse ! Quel poids à porter durant tant de vie ! C’était il y a si longtemps déjà. Quelques jours après le père de Germaine. Elle en avait un cœur chargé. Lourd mais qui fonctionnait toujours si bien. Dans cette famille, c’était comme ça. Pas costaud mais endurant. Meurtrissures et ruminations qui n’ont jamais, jamais, altéré cette folie de transformer en or tous ceux qu’ils aimaient. Avant que je ne les quittasse, Germaine me montrait ce délicat calendrier où s’agitaient les petits-enfants et surtout, plein de vie, les arrière-petits-enfants. La plus âgée va avoir vingt ans. Vingt ans, et un petit copain ! Ils pourraient devenir arrière-arrière-grands-parents, mais il va falloir qu’ils se dépêchent… J’ai résisté à la tarte. J’ai résisté au temps qui passait. Je suis parti vingt minutes plus tard. Furtif mais bavard. Et au fond de moi, une petite idée presque possessive d’avoir su ne pas louper l’inloupable. L’année prochaine, promis, ce ne sera pas par hasard. Épisodes précédents : http://www.pointscommuns.com/leon-commentaire-cinema-101839.html http://www.pointscommuns.com/les-vieux-commentaire-musique-97965.html http://www.pointscommuns.com/lire_commentaire.php?flag=L&id=83200

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