C'est un collisionneur, alimenté par des milliers de bobines et d'aimants. Il tire son énergie, comme nous, d'une centrale nucléaire. Le long de gros câbles indolents ornés de ces boules rouges qu'on aime entrevoir la nuit lorsqu'on s'endort en voiture, bercé par le ronron de la route, la très haute tension afflue jusqu'à une salle souterraine, immaculée, vibrillonnante, climatisée. Le collisionneur n'a pas d'âme. Après une lente montée en charge, il permet à des milliards de particules de s'arracher de la matière pour foncer les unes sur les autres, se heurter sans se chercher, s'éviter à une fraction de micron. C'est le royaume de la statistique des rencontres. Pourquoi ce neutron égaré tout soudain s'éblouit-il de sa fusion avec cet autre ? L'événement est enregistré quelque-part sur un disque dur qui ne s'arrête jamais et imprime une plaque photosensible. Cette collision n'a pas duré une nanoseconde, elle est consignée là pour ce que les hommes croient nommer l'éternité, tant que quelqu'un pourra avoir besoin de la retrouver.
A l'intérieur de ce vide, il y a surtout des variations de tension, au sein d'un courant homogène. Toutes les particules ne sont pas équivalentes. Certaines sont rapides, tournant cent fois quand d'autres peinent à se charger d'énergie. Les électrons, par exemple, se déplacent environ mille fois plus vite que les ions. Aucune n'a l'avantage. Car une collision en entraîne une autre, même si les opérateurs prennent bien soin d'éviter la réaction en chaîne. Chaque particule a une véritable chance de fusionner. Seules quelques-unes y parviendront pourtant, dans des demi-vies à la durée non prédictible, mais plus désirables que leur solitude habituelle.
C'est comme un labyrinthe en ligne droite, à l'aveugle. Longtemps il ne se passe rien. Puis, sur une trajectoire incertaine, ou selon une vitesse non connue, un chat se fige dans une boîte à chaussure car c'est le clash. Les autres particules ne tressaillent pas, ne commentent pas, elles sont encore lancées vers leur quête ultra-sensible et n'ont rien détecté. Seuls les deux voyageurs savent, ressentent, éprouvent le dégagement de chaleur et le rayonnement induit, la repolarisation. Et aussi, bien sûr, les opérateurs impassibles en blouse blanche et dosimètre à hits. Ils ne se prennent pas pour des dieux, mais quiconque a déjà possédé le maître mot de passe d'un système informatique connaît le sentiment de puissance qui les anime. Curieux, ça oui. Rarement surpris malgré tout. Blasés ? Peut-être. Leur oeuvre n'est pas scientifique, n'en déplaise au Marketing. Elle n'a pas d'auréole, sauf aux aisselles car parfois le système déconne, il faut rester tard et manger des pizzas.
Les ions et les électrons continuent de tourner, augmentant leur énergie à chaque passage. A peine fusionnés déjà séparés, dans un flash. L'ont-ils rêvée, la rencontre ? Est-ce que ça rêve, une particule ? Oui, ça désire, ça appelle, ca émet un signal, erratique ou crypté, ça aspire à une interaction forte, et parfois ça n'en trouve aucune, ou juste une faible, dix puissance douze fois moins souhaitée, comme un coup d'un soir. Ce sont les électrons qui rechignent le plus à l'interaction forte. La gravitation, elle, s'en moque. Elle affecte uniquement les opérateurs.
Il y a quelques antiparticules au milieu de ce bouillon, pour jouer les trublions, les mouches dans le potage. Elles surgissent, s'imiscent, diminuant la probabilité de dispersion, dérangeant la focalisation du faisceau, mais elles n'ont pas assez d'énergie pour durer longtemps. Les opérateurs, en général, les neutralisent, certaines reparaissent ensuite, c'est sans fin. Il faudrait que cela s'arrête, mais c'est bien trop rigolo à enregistrer, toutes ces particules avec leur pseudo, leurs vibrations, leurs dédicaces, leurs illusions en bleu et rose. Tout cela n'est pas tragique, c'est seulement de la physique. Et au fond, les rêves particuliers, tout le monde s'en fout, non ? L'important est qu'ils existent, quel que soit l'opérateur, ici ou ailleurs.
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