Cest lhistoire dun drôle de bonhomme.
Cest surtout une drôle dhistoire.
La drôle histoire d'un drôle de bonhomme.
Il vivait seul dans une chambre meublée.
Vous savez, ces chambres de pauvres
Chichement garnies dun mobilier pauvre
Avec une pauvre tapisserie grise et une comme odeur de frites dans l'air.
Un lit, une table dans un coin, un petit lavabo et un bidet derrière un rideau blanc
Un tapis minuscule taché en deux ou trois endroits
Une armoire avec une porte qui grince.
Surtout la nuit
Justement, la nuit, alors que l'on veut ne pas faire de bruit.
Il vivait là, et la petite fenêtre restait fermée
A cause de la crémone mal huilée
Et du coup on ne pouvait jamais voir la profondeur de la cour en bas
Où trônaient des poubelles éventrées.
Il nen existe plus désormais de ces chambres. Cest du passé.
Cétait du temps de Zola.
Il vivait seul dans cette chambre meublée et cela ne lui coûtait pas cher.
Chaque premier du mois il payait son loyer rubis sur longle.
En profitait pour partager avec la concierge une petite heure de convivialité timide,
A siroter du café dans une tasse bleue en faïence posée sur sa soucoupe bleue. Il prenait un seul sucre. Quil coinçait sous la langue avant de boire. Cela faisait rire la concierge.
En remontant il lisait son courrier. Des factures en général.
Quil oubliait sur un coin détagère. En attendant.
Il attendait. Il ignorait ce quil attendait.
(On se dit aujourdhui quil devait sennuyer.)
Et à force dattendre, comme rien ne venait, il commença un jour
Par chercher une occupation.
Un jour donc, il eut dabord lidée dhuiler la crémone de la fenêtre mais lhuisserie ne céda pas quand il força louverture. Et la fenêtre resta close.
Une autre fois il eut lidée de vouloir réparer la porte de larmoire.
Qui grinçait. Surtout la nuit.
Il samusa à louvrir. Puis à la fermer. Puis de nouveau il louvrit. Puis de nouveau la referma.
Elle grinça. Et comme cétait la nuit, elle grinça comme exprès plus fort.
Il se demanda pourquoi les portes grinçaient toujours plus fort la nuit que pendant la journée.
Cétait la même chose pour le bruit des pas sur le parquet, dès quil faisait nuit, le moindre pas faisait craquer le plancher de telle façon que notre homme cessait aussitôt davancer. Il demeurait alors immobile, le pied levé, tel une grue, un long moment, retenant son souffle, avant de reprendre précautionneusement sa marche syncopée. Linterrupteur en céramique, lui aussi, faisait un drôle de bruit la nuit. Pendant la journée, on ne le remarquait pas. A peine. Dès que la nuit était tombée, un claquement sec résonnait jusque dans les murs de la petite chambre lorsquon voulait faire la lumière
ou éteindre. Et cela était terriblement gênant.
Souvent il se contentait de rester dans le noir. Pour éviter le claquement dans le mur. Il lui arrivait dallumer une bougie. Mais le plus souvent il demeurait dans le noir.
(On se dit aujourdhui que déjà quelque chose nallait pas bien.)
Cette fois là, quand il décida de réparer la porte de larmoire qui grinçait, et après lavoir ouverte et fermée une demi douzaine de fois, il savisa dune petite éraflure sur la façade quil navait jamais remarquée jusquici. Il gratta un peu avec son ongle, pour voir, et une écharde de bois sy coinça, quil tenta dôter avec les dents. Le morceau de bois dans sa bouche était vraiment minuscule. Il ne prit pas la peine de le recracher et le garda sous la langue jusquà ce que la salive aidant, le bois ramolli prit la consistance dune gomme de guimauve quil se mit à mâchouiller comme on chique. Il le mâcha longtemps. Loublia. Et finalement lavala.
Le lendemain, il gratta distraitement le coin de larmoire et arracha un second morceau du bois. Il était un peu semblable à celui de la veille, mais tout de même un peu plus épais. Machinalement encore il le porta à la bouche. Il le mâcha toute la soirée, avec une certaine désinvolture. Puis sans y prêter attention, il lavala.
Le troisième jour, qui était le premier du mois, il ne sattarda guère chez la concierge et nouvrit même pas son courrier. Il arracha carrément un long ruban de bois à larmoire, qui se mit à geindre dune étrange façon, et entreprit de le sucer, avant de le mordiller puis de le déchiqueter avec les dents comme il aurait fait dune tranche de viande, avant de lengloutir sans plus de cérémonie
Désormais, chaque soir, il se jetait sur larmoire et lui soutirait des lambeaux de bois, sans même sexcuser, sans gêne, sans scrupules. Il mâchait à présent ces fragments avec application, faisait durer le plaisir, trouvait que le bois avait un goût particulier, exotique, de sous-bois, et dambre, avec une note précieuse de camphre, qui excitait ses papilles et le comblait dun plaisir jusquici méconnu. Il découvrait lextase et la jubilation ! Il navait de cesse dy revenir et dy puiser une satisfaction quil explorait avec délice et volupté. Il lui sembla retrouver des sensations oubliées denfance, de goûter à des odeurs de lait et senivra de cette tendresse toute maternelle qui le faisait fondre de nostalgie. Il retrouvait ses racines. Il sortait dune forêt obscure pour une clairière ensoleillée. Il nagea dans le bonheur. Il eut des explosions intenses. Des petites morts délicieuses
Cela prit quelques mois. Et encore une ou deux semaines.
(On disait, on SE disait que ça avait été vite tout compte fait !)
Larmoire fut engloutie comme un fétu de paille. Il nen resta rien.
Quun peu de sciure sur le sol. Et les charnières métalliques quon trouva dans un coin.
Quand lambulance vint le chercher, il se laissa emmener, sans histoire. Sans un mot.
Il était droit, dans son costume froissé, le teint un peu jauni, on aurait dit du parchemin. Ses yeux délavés nexprimaient rien. Il souriait un peu, dune drôle de manière.
Quand il passa devant la loge de la concierge, il souleva courtoisement son chapeau .
Comme l Artiste salue son public après un tour de prestidigitation !
↧