Lautre jour, quand jai fait voir à lErnest ses quatre-vingt-dix-neuf étoiles, la Germaine me racontait que la Lucienne, elle était beaucoup plus en forme quavant. La Lucienne, cest sa sur. Sa petite sur, tu penses, elle na que quatre-vingt-quinze ans et demi, la petite sur, toute jeunette, vois-tu. Laînée, elle navigue sur ses quatre-vingt-dix-sept.
La Lucienne, cest vrai, elle débloquait un peu. Il y a quinze mois, elle avait même débloqué grave. Ce qui débloquait, cétait la tête, et ça, la tête qui débloque, pour les vieux, y a pas à dire, cest ce qui craint le plus. Elle ne reconnaissait plus ses proches. Elle les voussoyait. Ou alors, elle les prenait pour des camarades de classe. De classe ! Tu te vois, gamin il y a plus de quatre-vingts ans ?
Et là, elle parlait de son fils René comme si cétait son père. Dhabitude, elle le prenait épisodiquement pour son mari, disparu, mais cétait un peu normal, cétait le seul homme qui était auprès delle. Remonter dun cran, cest-à-dire, dévier de deux générations, revenir en enfance, cest peut-être vers quoi on tend, en boucle. La vieillesse retrouve le bébé.
Heureusement, cétait à une heure très tardive, vers une heure du matin, après une journée où elle était linvitée et elle avait été très fatiguée. Alors, lentourage sest dit, la Lucienne, elle est trop fatiguée, il faut quelle se repose, quelle dorme un peu et ça ira mieux.
Mais la Lucienne, justement, elle ne dort pas. Elle a beaucoup de mal à dormir. Cela fait trente ans quelle se ronge les neurones en pensant à sa propre disparition. Ou à celle des autres. Oh, pas son mari, mais les autres. Les vivants aussi. Elle est sensible. Très sensible. Elle nest pas tranquille. Elle est nerveuse. Elle ne dort pas. Alors, pour dormir, elle prend des trucs pour dormir, tu vois.
Parce que cest le cercle vicieux des insomniaques. Elle ne dort pas la nuit. Le jour, elle somnole, ses paupières se ferment devant la télévision et finalement, elle na plus sommeil le soir et rebelote. En plus, avec la mémoire qui flanche, ça naide pas.
Le problème, cest que la nuit, elle prend un peu trop de trucs pour dormir. Elle ne se souvient plus quelle en a déjà pris et en fait, elle en prend un peu trop, des cachets. Cest le René qui a compris cela au bout dun an. Que la Lucienne, elle se surmédicamentait.
Alors, le René lui a retiré la boîte, et il lui laisse maintenant les gélules en compte-gouttes. Eh bien, depuis quelques mois, elle va nettement mieux, la Lucienne. Elle a gardé la mémoire, enfin, elle a repris possession de sa mémoire, elle se souvient de tout le monde, elle a plus dappétit, elle a même envie de se promener un peu dans le parc, à côté. Bref, cest presque une nouvelle vie. Ces machins chimiques, quel poison ! Il faut faire gaffe avec ces trucs-là, ne pas les laisser entre toutes les mains.
La grande sur, elle a tout de suite compris que ça allait mieux. Elle ne la voit pas souvent. Elles nhabitent pas très loin, mais elles sont tributaires de chauffeurs pour faire la traversée de la ville. Alors, elles se fréquentent seulement de temps en temps.
Lesprit qui flanche ? La vieillesse nest peut-être pas le naufrage quon croit. Des substances actives peuvent beaucoup trop charger la barque.
Précédents épisodes :
http://www.pointscommuns.com/lire_commentaire.php?flag=L&id=83200
http://www.pointscommuns.com/les-vieux-commentaire-musique-97965.html
http://www.pointscommuns.com/leon-commentaire-cinema-101839.html
http://www.pointscommuns.com/c-commentaire-medias-101901.html
↧