Ce matin, à une cliente qui lui demandait comment elle allait, la brocanteuse répondit : les temps sont ce quils sont.
Elle vendait des boutons de portes sur un grand tissu étalé sur le trottoir. Pour montrer ce que ça donnait en vrai, elle avait boutonné des portes darmoires et des tiroirs miniature avec ces boutons en céramique multicolore.
Le genre à vous donner envie de déshabiller, comme quoi un bouton de porte ça peut mener assez loin si on sen donne la peine.
Il faisait grand beau, je me demandais combien de boutons de porte inutiles jallais lui prendre, combien ça valait une phrase pareille pour résumer les temps, une phrase toute nue, toute simple et toute vraie, une des ces phrases quon nécrirait jamais de cette manière sur un morceau de papier.
Aux « temps sont ce quils sont » il faudrait quon la ramène, forcément, en longueurs et en complexité, en lourdeur et en grande gueule, genre « les temps sont ce quils sont, daccord MAIS » ou bien « les temps sont ce quils sont, voilà une affirmation que je vais démonter de toutes pièces, et je vais prouver que NON les temps ne sont pas ce quils sont, JUSTEMENT ».
Les brocanteurs se tenaient alignés sur toute la rue. Ils vendaient des antiquités fragiles et chères - le temps passé est une vieille femme dépressive, poète et vénale - et tendaient loreille vers la guirlande de haut-parleurs qui allait du bas en haut de la rue en passant juste au dessus de la tête de la fameuse dame des temps qui sont ce quils sont.
Et parce quils connaissaient Bubble Star et que ça leur rappelait plein de trucs, ils se sont tous mis à chanter Bubble Star avec les haut-parleurs.
« j'ai mis mon coeur pauvre bonhomme
Dans un joli métronome
J'ai quitté mon maillot de corps
Qu'on voit mon corps
Écoute un peu, la la la la la la la la la la la la lalala
Regarde un peu, la la la la la la la la la la la lalala »
Ceux qui ne connaissaient pas les paroles sifflotaient, tout le monde savait ça sur le bout des doigts, on y allait de bon cur avec les haut-parleurs, même moi qui fait toujours ma fière.
Jai acheté cinq boutons de portes et je suis rentrée chez moi.
Je me suis remise à lhistoire de Jabel. Cest une histoire très compliquée, Jabel était un architecte très connu, sa bibliographie est impressionnante.
Cest très difficile décrire la vie dun homme tel que Jabel.
Marié cinq fois, dix enfants, disparu pendant quatre ans lors dun vol avec un planeur quil avait construit lui-même.
Inventeur de la première maison sans mur, lecteur fervent de Fernand Braudel, défenseur dune architecture libre, aérée où les hommes et les idées circulent sans entrave. De Roger Vaillant également ; fou de femmes, on sen serait douté.
La fenêtre était grande ouverte et cétait très difficile de travailler parce que le dehors ne voulait pas que je reste dedans, il voulait que je retourne chanter Bubble Star. Il ne le disait pas de manière explicite les invitations les plus fortes sont souvent silencieuses mais jentendais bien quécrire sur Jabel était une insulte à la définition du temps qui est ce quil est : celui de Bubble Star et rien dautre.
Il fallait vraiment porter en soi quelques lourds grammes dingratitude pour ne pas céder à Bubble Star et se farcir Clausewitz pour essayer de comprendre ce que Jabel entendait par larchitecture de la liberté comme un état de guerre permanent.
Alors je suis retournée là bas. La dame continuait à dire que les temps sont ce quils sont.
En réalité, elle répondait invariablement la même chose à chaque fois qu'on lui demandait comment elle allait.
- Bonjour ça va ?
- ça va, les temps sont ce quils sont. »
Elle avait du attraper ça au vol dans un livre ou dans une conversation. Elle le répétait bêtement et ça navait plus aucun sens.
On passait un morceau de jazz que personne ne pouvait chanter.
Jai fait demi tour et je suis retournée à ma guerre.
La plupart des belles choses ne se vivent quune seule fois. Mais comme on est un peu bêtes on croit toujours quon peut les répéter à lenvi, et que parce quelles ont existé elles existeront encore.
Et ça, on le croit toute sa vie. Même lorsquon est devenu adulte. On y retourne comme la langue sur le trou que la dent a creusé en partant, inlassablement.
Puis autre chose nous enchante, et nous voilà à nouveau espérant la seconde fois.
Les années passent. A la radio, un jour on entend Bubble Star. On revoit aussitôt la dame en train de dire que les temps sont ce quil sont, et on voit le haut-parleur dans le feuillage tendre qui tremblote en même temps que les lalala.
On va fouiller dans le grenier et on retrouve les boutons de portes qui nont jamais servi, et on se souvient quon les avait achetés en échange dune phrase dont la simple évocation nous avait enchantés.
Mais lorsquon répète la phrase, les temps sont ce quils sont, ça ne marche plus. Lenchantement simple fait feu de tout bois mais nous avons tout brûlé.
Alors on écoute France Culture, les débats politiques, on sintéresse aux idées de gauche, de droite, on parle cinoche, on fait des bilans, des statistiques. Faute de sinventer on sinvestit.
Encore un nouveau printemps.
A la place de la dame aux boutons de portes, il y a maintenant une boulangerie.
De temps en temps lorsque je demande à la boulangère comment elle va, elle sessaie à la phrase nue qui tue :
- Bonjour ça va ?
- Faut bien y faire aller
Mais ça ne me fait pas pour autant acheter cinq Paris Brest, même en faisant un effort pour y trouver poétique et y faire chanter.
Pour rappel sur lagenda samedi prochain :
http://www.pointscommuns.com/sortie-Du-Pain-Et-Des-Jeux-le-Retour--5815.html
Pour info : la photo c'est juste pour illustrer l'agenda, pour dire que je suis une vraie qui existe. n'en faites pas d'autres usages.
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