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Fantaisie à aigrettes par Tsuk les fraises

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La semaine dernière, j'ai du aller au pédiatre parce que l’enfance me rentre de partout. Ça n’a rien à voir avec la sénilité, vous savez, cette fuite de la vieillesse vers l’oubli. Je joue à l’élastique avec mon voisin, je passe de plus en plus de temps dans la cour à dessiner des marelles en forme de grosses kékéttes dont les ciels, tel des glands en pleine croissance, semblent s’épanouir dans l’éternité d’un printemps vif et chargé de promesses d'irrumations. J’organise des boums avec quelques autres enfants. On écoute les Beatles et on fait frotte frotte pendant les sloves. On s’effleure la bouche, on met la langue, les garçons osent les seins mais ça s’arrête là. On ne couche plus, on est devenus beaucoup trop jeunes pour ça. Comme c’est quelque chose qu’on a déjà connu on n’est pas pressé de recommencer. Se faire retourner dans tous les sens pendant des années, même par amour, même par plaisir, même par vocation, ce n’est pas forcément quelque chose à refaire à tous prix. Il faut être un peu inventif. Je crois que lorsqu’on devient vieux, on a tellement envie de ralentir le temps, de le prendre à deux mains et de tirer dessus de toutes ses forces qu’il arrive que poum, il nous revienne comme un boomerang et nous enfante à nouveau. Nous voilà caracolant en lisère de la sombre forêt où des horlogers passent leur temps à vous coincer dans un périmètre délimité qui s’appelle votre vie, découpée en journées de 24 heures, 12 mois, 100 ans et 35 heures de travail hebdomadaire, avec quelques fantaisies pour nous distraire, comme le 0 et l’infini, le 29 février ou l'heure d'hiver, ou encore une définition savante de la seconde dans wiki (la durée de la seconde est de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux hyperfins F=3 et F=4 de l’état fondamental 6S½ de l’atome de césium 1331) qui peut à la limite faire office de guirlande lumineuse sur le perron de votre ennui. De l’autre côté de la lisière, votre vie : une vaste étendue où des légèretés flottent dans l’air comme des aigrettes libérées des akènes. De l’autre côté de la lisière : des pages blanches qui volent en surface des prairies comme des planeurs silencieux dans les courants ascendants. De l'autre côté de la lisière : vous et tout ce qui vous emmerde très loin, une paix royale. Je suis en train de faire mes dents de sagesse. Ce n’est pas une maladie dentaire, la sagesse, ça fait partie des maladies infantiles communes, ça veut absolument grandir en bouche, ça veut absolument faire sa vie, c’est tout à fait inutile mais on n’y peut rien, ça doit venir. C'est blanc, dur et douloureux et on ne sait pas quoi en faire, de cette sagesse planquée sous la joue. A l’arrêt du bus qui devait me mener chez le pédiatre, une dame et son enfant attendaient à côté de moi. Le petit portait au bras une montre en plastique dont il semblait très fier. Sans cesse il levait son avant bras devant ses yeux et regardait soucieusement sa montre, imitant ainsi sa future condition d’adulte soumis au temps, et pressé d'y arriver. Parfois on a besoin de savoir un peu où on en est avec les humains, de se coltiner à leur périmètre de finitude, de se cadenasser avec eux dans les calendriers. Alors je lui ai demandé l'heure. Il a levé son avant bras, reculé légèrement son visage puis m'a dit solennellement : il est exactement 43 heures et 20 secondes. Tandis que sa mère le reprenait - je t'ai déjà dit qu'il y a 24 heures, pas une de plus, et que quand on arrive au bout il faut repartir à 0 - et que l'enfant pleurait parce qu'il n'arrivait pas à se mettre dans le crâne que sa mère savait plus de choses que lui et qu'elle avait raison sur toute la ligne, le bus est passé et tout ça s'est perdu en route. J’ai longtemps pensé à ce qu’elle avait dit, à propos des 24 heures. Je me suis dit que pour passer toute sa vie à inventer des temps nouveaux, il fallait avoir cassé non seulement beaucoup de montres, mais aussi sa mère. Les temps anciens et les mères vont bien ensemble. Alors j’ai cessé d’être triste pour l’enfant et je suis retournée crayonner des ciels et jeter des cailloux dans la cour.

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